Dans L’Express du 10 février 1984, par Alain DuhamelJean-Marie Le Pen, le tribun intempestifC’est l’homme par qui le scandale arrive : Jean-Marie Le Pen dérange. Tout le monde. Parce qu’il sera, le 13 février, l’invité de L’Heure de vérité, sur Antenne 2 – sa première grande émission à la télévision – la classe politique s’émeut. Le Parti communiste s’offusque, tempête, menace de partir en guerre contre cette “invitation indécente”. La gauche se proclame choquée par la “banalisation” d’un individu réputé dangereux. Mais, dans l’opposition, beaucoup de dirigeants font la grimace et tordent le nez, préoccupés de l’image d’une droite trop sommaire que risque de donner ce tribun agité et roublard.Et s’il troublait le jeu en suscitant un effet boomerang favorable au gouvernement ? Naguère, les giscardiens se félicitaient de chaque apparition de Georges Marchais sur le petit écran : leurs successeurs socialistes n’espèrent-ils pas déconsidérer le camp des libéraux grâce au verbe sans nuances de Jean-Marie Le Pen ? Certains suspectent même une manoeuvre. Décidément, le président du Front national sera toujours regardé comme un aventurier intempestif…Il est vrai que, depuis l’automne 1983, il n’est question que de lui : 17 % des suffrages pour le Front national à Dreux, aux élections municipales, obtenus en faisant feu de tout bois avec l’idéologie sécuritaire et la dénonciation des immigrés ; près de 10 % à Aulnay-sous-Bois ; 12 %, surtout, pour Jean-Marie Le Pen lui-même, à l’élection législative partielle du Morbihan, avec 51 % des voix dans sa commune natale de La Trinité-sur-Mer, et plus du quart des suffrages à Carnac, la ville du très modéré sénateur Christian Bonnet.”Populiste, batailleur, extrémiste, chauvin, il est né et mourra de même”Jusqu’alors, Jean-Jean, comme on l’appelle en Bretagne, c’était en somme la souris qui rugissait, l’éternel baroudeur de l’extrême droite, avec son 1,84 mètre, sa silhouette massive, son teint brique, son oeil bleu, ses cheveux pâles, son passé mouvementé, sa langue bien pendue… Et ses scores symboliques. Un marginal de la politique : 0,75 % des voix à l’élection présidentielle de 1974, une misère ; et moins de 4 %, à Paris, aux législatives de 1981.Et puis, divine surprise, aux municipales de 1983 : lui-même obtient, dès mars, signe du nouveau climat, 11 % au premier tour, à Paris, dans le XXe arrondissement, et un petit mandat de conseiller d’arrondissement, après une campagne violente contre la délinquance et le chômage, reliés, bien sûr, au “laxisme moral” et à l’immigration. Après vingt ans de traversée du désert, Jean-Marie Le Pen resurgit, et chacun de s’écrier aussitôt : cet homme est dangereux. Pour les politiques, il est au moins une vieille connaissance. Le président du Front national s’est toujours fait une certaine idée de l’engagement. Elle peut se résumer ainsi : tribord toute. A 56 ans bientôt, ce fils d’un patron pêcheur péri en mer, orphelin, donc, dès l’âge de 14 ans, peut au moins invoquer le mérite de la constance.Portrait de Jean-Marie Le Pen dans L’Express du 10 février 1984.Toute sa biographie en témoigne : populiste, batailleur, extrémiste, chauvin, il est né et mourra de même. Une enfance pauvre, un collège religieux, puis le lycée de Lorient, de bonnes études de droit à Paris : il passe déjà pour activiste, mais jamais pour sot. Il a le coup de poing facile, les tripes d’un orateur, de l’ascendant sur les autres. Il est bon vivant, sanguin, nationaliste jusqu’à la xénophobie, instinctivement réactionnaire. Il devient président de la Corporation des étudiants en droit. Et puis, comme il est sans le sou et ne tolère pas que l’on “brade” l’empire, ce pupille de la Nation exempté du service militaire s’engage chez les parachutistes, devient sous-lieutenant en Indochine. Il reviendra à Paris, au plus fort de la vague poujadiste. Le papetier de Saint-Céré cherche alors un intellectuel beau parleur. A 28 ans, Jean-Marie Le Pen devient ainsi député de la Seine. Au palais Bourbon, sa verve brutale le fait aussitôt remarquer. Pourtant, il abandonne l’hémicycle pour “rempiler” chez les paras, afin de défendre, cette fois, l’Algérie. L’homme a du courage.Devenir le “taureau de Bavière”Il a aussi des méthodes de reître : il “interroge” lui-même les prisonniers. Partisan d’un régime fort et de la lutte à outrance contre les fellaghas, il vote la Constitution du général de Gaulle et se fait réélire député au Quartier latin. Ses sympathies vont à l’O.a.s. Fin de la première carrière politique de Jean-Marie Le Pen, début du purgatoire.Pour vivre, le sabreur se fait éditeur : il imprime des disques historiques de qualité, mais fort orientés, avec une présentation parfois plus qu’imprudente ; ainsi est-il condamné pour une pochette de discours de Hitler. Dans son opposition d’extrême-droite à la Ve République, il court des risques physiques. Il avait déjà perdu un oeil dans une bagarre électorale, d’où, des années durant, son célèbre bandeau noir qui lui fabrique une tête de pirate ; on fait sauter, en 1976, l’immeuble dans lequel il habite et c’est miracle qu’il n’y ait pas de mort. Son engagement lui vaudra cependant, au moins une fois, d’agréables profits : un milliardaire fantasque, Hubert Lambert, l’un de ses supporters les plus ardents, lui lègue sa fortune. Le voici, après quelques péripéties judiciaires moliéresques, à l’abri du besoin, dans une villa enviable, sur les hauteurs de Saint-Cloud, d’où, avec sa lunette de marine, il contemple à son aise Paris.Il peut y deviner le Front national, groupusculaire pendant dix ans, qui trouble aujourd’hui l’establishment politique. Le premier baromètre Figaro Magazine-Sofres à avoir intégré cette donnée lui décerne le plus bas taux de sympathie ; Jean-Marie Le Pen en personne réalise le plus mauvais score, avec 12 % des souhaits pour qu’il joue un rôle important dans l’avenir. Les premières enquêtes sur les élections européennes limitent son influence à moins de 5 %.L’extrême-droite sent toujours le soufre. Elle a cependant trouvé, avec Jean-Marie Le Pen, son premier vrai leader depuis longtemps. Le président du Front national vient de démontrer, à la radio, qu’il n’est pas seulement un Falstaff de la scène politique, mais aussi un jouteur habile. Ne le démonte pas qui veut. Il tente désormais de tempérer son image. Il se proclame légaliste et bon républicain, se fait volontiers photographier en compagnie de sa femme et de ses trois filles, ou bien en tenue de marin breton. Il enchante certains auditoires populaires avec sa faconde et ses thèmes résolument néopoujadistes : croisade contre l'”inquisition fiscale”, guerre sainte contre les “bolcheviques”, “priorité aux Français”, bataille contre le socialisme, contre Jacques Chirac, “ce radical plutôt de gauche”, ou Giscard, qu’il tient pour un apparenté du PS. A chacun de ses meetings, on siffle beaucoup le nom de Simone Veil, on conspue l’ex-président, on égratigne le maire de Paris.Le Pen se situe lui-même à la droite de la droite, mais récuse formellement toute imputation de néofascisme. Il rêve de devenir le Strauss hexagonal. Avant de prétendre égaler le “taureau de Bavière”, ce taurillon d’Armorique a cependant du chemin à faire. Il inquiète déjà, mais existe surtout aux dépens de l’opposition. Ses lieutenants, moins circonspects que lui, tiennent parfois, comme à Lyon récemment, des discours insanes et même nauséabonds. Le Pen assure : “Je ne me sens pas du tout en position d’infériorité du point de vue de la puissance des idées ou du talent d’expression”. Pour l’expression, sans doute ; pour les idées, voire.
Source link : https://www.lexpress.fr/politique/mort-de-jean-marie-le-pen-son-premier-portrait-dans-lexpress-par-alain-duhamel-IHNH2HF5ZZFZDAQRPZBCPXNHLA/
Author :
Publish date : 2025-01-07 12:30:00
Copyright for syndicated content belongs to the linked Source.