Journalistes, élus, conseillers, diplomates… Ils ont tous fréquenté assidument l’Elysée. Leur autre point commun ? Ils étaient des espions du Kremlin. Le KGB et ses successeurs ont recruté ces “taupes” en misant sur l’idéologie, l’égo, parfois la compromission, souvent l’argent. Ils devaient rapporter tout ce qu’ils voyaient. Dans les grandes occasions, on les missionnait pour intoxiquer le “Château”. Révélations sur la pénétration russe au sein du pouvoir français, jusqu’à la présidence de la République, depuis le général de Gaulle jusqu’à Emmanuel Macron.EPISODE 1 – Les espions russes au cœur de l’Elysée, nos révélations : comment la DGSI protège les présidentsEPISODE 2 – “André”, l’espion du KGB au journal “Le Monde” : les derniers secrets d’un agent insaisissableEPISODE 3 – Un espion du KGB aux côtés du général de Gaulle ? Enquête sur l’affaire Pierre MaillardEPISODE 4 – Un agent du KGB à l’Assemblée : nos révélations sur Jacques Bouchacourt, alias “Nym”EPISODE 5 – Pierre Sudreau, le ministre très proche du KGB : ces documents inédits qui en disent longIl était l’un des hommes les mieux informés de Paris. Pendant dix-sept ans, Jean-Marie Pelou a occupé le poste influent de chef du service politique de l’Agence France Presse (AFP). Les ministres et parlementaires les plus importants figurent parmi ses interlocuteurs réguliers. Il est habitué à recueillir leurs confidences, tout en distinguant ce qu’il peut retranscrire et les propos qui doivent rester “off”. “Je fais le plus beau métier du monde : je suis payé pour tout savoir et ne rien dire”, plaisantait-il, selon son petit-fils, contacté par L’Express. A son corps défendant, le journaliste a livré des informations au renseignement soviétique en France, selon le contenu des archives Mitrokhine, du nom de ce transfuge qui a livré une masse de données au Royaume-Uni après la guerre froide.Il ressort de ces documents, aujourd’hui disponibles à l’université de Cambridge, que chaque mois, entre 1969 et 1979, Jean-Marie Pelou remet un rapport écrit à une de ses relations. Cet homme d’affaires lui a dit travailler pour l’entreprise italienne Olivetti, géant de l’informatique pendant la seconde moitié du XXe siècle. Moyennant 1 500 francs mensuels (soit environ 1 500 euros de 2023 selon l’Insee), le journaliste fournit des informations sur les coulisses de la politique française, des analyses géopolitiques puisées dans les ministères régaliens. Ce qu’il ignore totalement, c’est que son commanditaire n’est pas vraiment consultant pour la multinationale Olivetti. “Dragoun”, c’est son nom de code, est un agent important du KGB. Il a recruté Pelou sous “faux drapeau”.Cette étonnante histoire est brièvement abordée dans Le KGB contre l’Ouest, l’ouvrage de l’historien britannique Christopher Andrew, publié en collaboration avec l’archiviste Vassili Mitrokhine, en 1999. Certains détails et l’identité des protagonistes n’avaient toutefois pas été publiés. “Lan”, le nom de code de Jean-Marie Pelou, y est qualifié d’agent du KGB “le plus important” à l’AFP.Une frontière poreuseLe “faux drapeau” figure bien parmi les techniques de recrutement des agents de l’Est. En janvier 2024, l’écrivain Iegor Gran l’évoque dans L’Entretien d’embauche au KGB (Bayard), une enquête sur un document exceptionnel, le polycopié d’un cours d’espionnage dispensé en 1969 dans une des écoles du KGB : “Les officiers du renseignement des pays socialistes doivent faire preuve d’ingéniosité et acquérir parfois les compétences nécessaires en opérant sous un faux drapeau, c’est-à-dire en recrutant des étrangers au nom des Etats capitalistes et de leurs autres organismes.” Iegor Gran analyse les raisons de cette stratégie : “En pleine guerre froide, la nationalité soviétique est souvent un terrible boulet pour un recruteur du KGB. Elle agit comme un repoussoir et crée une barrière psychologique supplémentaire.” “Lorsqu’on sait avec certitude que la piste ne coopèrera avec aucun service de renseignement, il faut agir sous un drapeau politique, économique, religieux ou autre”, est-il aussi précisé dans le bréviaire d’espionnage. En clair, il faut se faire passer pour quelqu’un d’autre.Tel est a priori bien le cas de Jean-Marie Pelou. “Il était gaulliste”, confirme, à l’unisson de plusieurs sources, Pierre Feuilly, journaliste à l’AFP pendant quarante-huit ans. Né en 1920 et mort en 2005, le journaliste a d’abord été correspondant de l’AFP en Indochine, entre 1947 et 1953. De retour à Paris, en juillet 1955, il est affecté auprès de René Coty à l’Elysée, comme “attaché au service de l’information de la présidence de la République”. En 1962, lorsque le dernier président de la IVe République décède, Jean-Marie Pelou fait partie des quatre anciens collaborateurs mandatés pour rencontrer la presse.A cette époque, Jean-Marie Pelou officie à l’Elysée, cette fois seulement comme journaliste accrédité par l’AFP, même si les frontières demeurent semble-t-il un peu poreuses : Dans Avec de Gaulle, Pierre Lefranc, chef de cabinet du général de Gaulle à l’Elysée entre 1959 et 1963, se remémore un voyage présidentiel dans le Sud-Ouest organisé avec “Jean-Marie Pelou, chef-adjoint au service de presse de l’Elysée”.Le mystère “Dragoun”En 1965, le journaliste devient chef-adjoint du service politique de l’AFP que vient de quitter Claude Imbert, futur fondateur du Point, puis, rapidement, n° 1. “C’était un très bon parlementariste, très compétent, par ailleurs très agréable et maître de lui-même”, se souvient Henri Pigeat, dirigeant de l’AFP entre 1976 et 1986. Et bien informé. Dans AFP : une histoire de l’Agence France Presse, Jean Huteau et Bernard Ullmann avancent que c’est Jean-Marie Pelou qui obtient, en février 1975, une note confidentielle de Matignon annonçant que Jean Marin n’est plus soutenu par le gouvernement. Selon les auteurs, le chef du service politique, qui siège au conseil d’administration de l’AFP, négocie lui-même avec Michel Poniatowski, le ministre de l’Intérieur, et l’Elysée, le nom du futur PDG.Depuis 1959, il fait l’objet d’une approche du KGB, via “Dragoun”. Les renseignements sur cet homme d’affaires apparaissent maigres dans les archives Mitrokhine ; son véritable nom n’est jamais mentionné, tout juste Christophe Andrew avance-t-il qu’il “appartient probablement à la ligne scientifique du renseignement”. Il s’agit d’un agent “illégal”, sans protection diplomatique. De 1973 à 1975, il touchera les primes réservées aux dix meilleurs agents du KGB en France.Son piège fonctionne. A partir de 1969, le KGB rapporte que “l’étude de Lan a été achevée par son recrutement”. Tous les mois, Jean-Marie Pelou transmet donc des informations à ce qu’il pense être le “consortium Olivetti”. “Lan est convaincu que son information est nécessaire à l’entreprise pour l’étude de la situation politique et économique dans différents points du globe”, peut-on lire dans les archives Mitrokhine. Ces rapports consistent en “des informations sur la politique du gouvernement français et des analyses sur la politique étrangère”. Les espions soviétiques précisent que “les informations étaient obtenues à partir de milieux informés”, et ils citent les sources mentionnées : (Michel) “Debré”, ministre de la Défense de 1969 à 1973 ; (Maurice) “Couve de Murville”, Premier ministre de 1968 à 1969, puis président de la Commission des affaires étrangères de l’Assemblée nationale de 1973 à 1981 ; “l’entourage de Pierre Messmer”, Premier ministre de 1972 à 1974 ; “les anciens conseillers de De Gaulle ; Jean Chauveau”, dirigeant de l’ORTF ; et (Joël) “Le Theule”, député puis ministre de 1978 à 1980.Le temps des doutesJean-Marie Pelou se doute-t-il de quelque chose à un moment ? “A partir de 1976, les informations données par Lan ont commencé à fortement diminuer, ainsi que la qualité qui ne se distingue pas de ce qui est publié dans la presse”, regrette le KGB. A cette époque, Henri Pigeat indique avoir passé en interne une consigne de vigilance sur les ingérences étrangères. “J’avais un œil attentif aux possibles manipulations. Je n’ai jamais fait de note mais il m’est arrivé de dire à untel ou untel : attention, soyez sur vos gardes”, indique l’ancien dirigeant.La collaboration entre Lan et Dragoun se poursuit jusqu’en 1979. En 1983, Jean-Marie Pelou prendra sa retraite, “après deux années passées à la direction de l’Agence”, comme conseiller, spécifie la dépêche AFP publiée à l’occasion de son décès.
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Author : Etienne Girard
Publish date : 2024-12-22 17:15:00
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