Léo* ne compte plus les refus. Depuis quatre ans, le jeune homme de 29 ans, atteint d’une maladie articulaire, bataille pour obtenir une auxiliaire. “Tous les gestes qui nécessitent une amplitude, comme se laver ou cuisiner, me font extrêmement mal”, soupire-t-il. Pourtant, malgré les attestations de plusieurs médecins alertant sur “la dégradation” de son état, la Maison départementale des personnes handicapées (MDPH) du Morbihan, la structure chargée de l’octroi des aides, n’a jamais donné suite à ses demandes. “J’ai reçu un seul coup de fil pour évaluer mes besoins, qui n’a pas duré plus de dix minutes. Aujourd’hui, sans ma compagne, je resterais toute la journée sur le canapé”, déplore-t-il.Victoria* n’a pas eu d’explication non plus. Son rhumatisme psoriasique, diagnostiqué par deux spécialistes, ne lui a ouvert aucun droit, en dépit des répercussions sur sa vie professionnelle. Furieuse, elle se rend fin 2023 à la MDPH des Bouches-du-Rhône, pour déposer physiquement son recours. “L’hôtesse d’accueil, qui ne connaît nullement mon dossier, m’a dit que je n’aurais probablement pas d’aide. Selon elle, je survivais déjà avec mon autoentreprise”, relate-t-elle.Ces témoignages sont loin d’être isolés. Sur un groupe Facebook lancé par Yves Mallet, membre de l’association Coordination handicap et autonomie, 42 000 inscrits échangent quotidiennement sur les difficultés qu’elles rencontrent avec les MDPH, présentes depuis 2005 dans chaque département. “Ce qui revient le plus, ce sont des décisions prises sans aucun échange avec les usagers, ou la non-transmission de leur plan personnalisé de compensation, un document qui détaille les propositions des évaluateurs et permet ensuite, si nécessaire, de défendre ses droits”, expose le militant.Des budgets plus serrésIl faut dire que les MDPH se trouvent confrontées à une hausse des demandes : les bénéficiaires de l’allocation aux adultes handicapés (AAH) sont passés de 997 000 en 2012 à 1,3 million en 2022 selon la Drees, le service d’études du ministère de la Santé. Mais les effectifs, eux, n’ont pas suivi : “90 % de ces structures manquent de personnel”, précise Maëlig Le Bayon, directeur de la Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie (CNSA). Avec des conséquences très concrètes sur le terrain : “On est tellement débordés qu’on ne réalise des évaluations sur place que dans les cas les plus graves”, reconnaît Victor*, évaluateur dans le sud de la France.Si les difficultés ont toujours été présentes, la montée en charge progressive des départements dans le financement des aides n’a rien arrangé : 70 % des dépenses liées à la prestation de compensation du handicap (PCH) – l’allocation qui englobe les aides humaines – leur incombent désormais, contre 40 % en 2009. Or la situation budgétaire des conseils généraux n’a cessé de se dégrader, et l’heure est aux économies. “Les évaluations se font désormais au regard des coûts et non des besoins”, dénonce Malika Boubékeur, conseillère nationale de l’accès aux droits au sein de l’Association des paralysés de France (APF).Elise Joussemet en sait quelque chose. Cette mère de famille, atteinte de plusieurs pathologies chroniques, se déplace en fauteuil, et ne peut plus réaliser des tâches basiques comme cuisiner ou se laver. Alors qu’elle bénéficiait depuis 2018 de quatre-vingt-dix-huit heures d’aide humaine, la MDPH du Rhône a divisé ses heures par deux, en novembre 2022. Son état de santé, pourtant, ne s’est nullement amélioré, comme l’attestent plusieurs certificats médicaux. Dans la foulée, Elise interpelle le département sur les réseaux sociaux, pour obtenir des explications. “Votre PCH a été revue à la baisse. En effet, comme vous l’a expliqué [l’évaluatrice], la loi ne permet pas d’utiliser les heures allouées pour faire effectuer des tâches ménagères, des courses, l’entretien du linge […] comme vous le faisiez auparavant”, lui répond dans un courrier le service autonomie du Rhône.”L’évaluatrice a pris ce prétexte, omettant que la PCH doit tenir compte de la préparation du repas et du lavage de la vaisselle, commente Elise, qui a effectué trois recours contre la MDPH. Au final, je dois parfois choisir entre me laver ou me faire à manger, car je ne dispose plus d’assez d’aide.” Dans le même courrier, le service autonomie du Rhône lui suggère “une aide ménagère départementale”, et renvoie au Service d’accompagnement à la vie sociale (SAVS) pour la gestion de son quotidien. “Mais l’aide ménagère est conditionnée à un plafond de ressources que dépasse mon allocation adulte handicapée, et le SAVS n’a pas pour rôle de m’aider à cuisiner”, conclut Elise. Interrogé à ce sujet, le département assume : “En cas de dépassement des plafonds nationaux, l’aide-ménagère est à la charge de l’usager.”Des évaluations absurdesDans certaines MDPH, les délais de traitement sont aussi exorbitants : près d’un an pour une AAH en Ille-et-Vilaine par exemple, bien loin des quatre mois réglementaires. Armelle Billard, élue au Conseil général et vice-présidente déléguée au handicap, se défend en évoquant un excès de zèle des équipes chargées de l’évaluation : “Elles visaient la ‘surqualité’ et ne se faisaient pas assez confiance. Lorsqu’elles avaient un doute sur un cas, certaines demandaient l’avis d’autres collègues, ce qui rallongeait encore le processus d’évaluation”, développe-t-elle, avant de préciser qu’une “restructuration” a eu lieu depuis le Covid, pour rendre ces professionnels plus “polyvalents”. “Il y a de toute façon peu de risques, car l’usager peut toujours faire un recours”, cherche-t-elle à rassurer.Mais pour de nombreux demandeurs, la réalité s’avère très différente. En témoigne Samy*, père d’une enfant porteuse d’un syndrome épileptique. En 2019, la pédiatre lui recommande un service de soins à domicile (Sessad), face à la liste d’attente de deux ans pour intégrer un Centre médico-psycho-pédagogique (CMPP). Pourtant, la MDPH d’Ille-et-Vilaine refuse, sans même voir la fillette, au motif que “ses besoins ne relèvent pas d’une orientation vers un de ces dispositifs”, et invite Samy à “poursuivre les démarches vers le CMPP”. Un an plus tard, après un recours, la décision reste identique : “Refus Sessad : demande prématurée, reprendre contact avec le CMPP pour la mise en place d’un suivi”, peut-on lire dans un courrier lapidaire. “Ma femme a fait une dépression, et je me suis retrouvé sans aide. J’ai été obligé d’emmener ma fille aux urgences car elle était de plus en plus violente avec nous”, raconte Samy, attristé.Yves Mallet, régulièrement sollicité pour des dossiers de ce type, n’est pas surpris. “Depuis la mise en place des MDPH, il y a toujours eu des décisions absurdes.” A l’image de l’évaluation de Sophie*, victime de douleurs musculaires, dont le rapport daté de 2022 précise qu’elle “n’a pas de difficultés particulières pour se déplacer”, malgré l’usage d’un déambulateur. “L’évaluatrice m’a simplement demandé si j’étais capable de me lever seule. Comme j’ai dit oui, elle n’a pas cherché à en savoir plus”, fustige-t-elle, contrainte elle aussi de déposer un recours, sans succès. Un minutage des activités du quotidienCes décisions déconnectées du quotidien, les usagers y sont quotidiennement confrontés. Notamment en lien avec les temps plafonds pour l’aide humaine, fixés dans la loi à une heure quarante-cinq par jour pour l’alimentation ou cinquante minutes pour “l’élimination” – l’équivalent d’aller aux toilettes. “On voudrait sortir de cette vision déshumanisante où la journée d’une personne handicapée est découpée en actes de survie”, critique Odile Maurin, fondatrice d’Handi-Social. En 2013, son association s’était mobilisée contre un guide de la CNSA, destiné à aider les MDPH à évaluer “plus finement” les besoins des usagers. Prenant la forme d’un tableur Excel, ce dernier dénombrait, entre autres, cinq minutes pour manger son petit-déjeuner ou deux pour se rendre aux toilettes. Boire, aussi, était limité à deux minutes, maximum cinq fois dans la journée.Si ce guide a officiellement été retiré dans la foulée, il resterait toujours un “repère” selon plusieurs salariés de la MDPH du Nord, la plus grosse structure de France. “Ce n’est pas quelque chose qui est mobilisé par tous. Mais certains évaluateurs sont plus “stricts” que d’autres, et appliquent bêtement ce que disent les textes” précise Damien*, évaluateur dans l’établissement. En 2023, Florian Deygas, ancien vice-président du Conseil national consultatif des personnes handicapées – l’instance qui accompagne les pouvoirs publics dans l’élaboration des politiques du handicap -, a aussi dû faire face à cette vision “protocolaire”. Après avoir demandé une aide humaine du fait de sa sclérose en plaques, l’évaluatrice de la MDPH des Landes lui rend visite six mois plus tard, et affirme qu’il n’est pas “handicapé depuis assez longtemps”. Le guide pour l’attribution de la prestation de compensation du handicap, en effet, indique que “les difficultés [du demandeur] doivent être définitives ou d’une durée prévisible d’au moins un an.” “Cela faisait ‘seulement’ quatre mois que je ne pouvais plus faire à manger ou porter mon fils, elle a donc totalement fait abstraction de ma situation”, se souvient-il. Dans la foulée, le père de famille fond en larmes, mais la professionnelle reste impassible, suggérant qu’il faisait peut-être une “petite dépression”. “J’ai tout de même réussi à avoir une aide humaine, mais il y a des chances que ma position ait joué”, analyse rétrospectivement Florian Deygas.Une logique purement économiqueAu sein de la MDPH du Nord, une autre mesure a récemment donné lieu à une mobilisation des agents : le passage prochainement de deux évaluateurs à un, pour le traitement de chaque dossier. “Evaluer seul est beaucoup moins éthique. L’autre jour, je suis par exemple tombé sur le dossier d’un homme qui était éligible à une carte de stationnement, mais dont la demande a été refusée par ma collègue, sans explication”, rapporte Maxime*, un évaluateur. Cette nouvelle organisation, “absurde” selon lui, est d’autant plus surprenante que “les délais dans ce département sont bons”, avec une moyenne de quatre mois pour une demande d’AAH, rappelle le professionnel. De 2019 à 2023, la MDPH du Nord avait aussi mis en place une “mission PCH”, le nom d’une section chargée de réexaminer les propositions de l’équipe d’évaluation. Objectif assumé : faire baisser le nombre de bénéficiaires de la prestation de compensation du handicap, ainsi que les temps d’aide humaine alloués. “Ses membres ne consultaient ni les évaluateurs, ni les usagers concernés pour prendre leurs décisions. On était purement dans une logique économique”, dénonce Maxime. Dans une note de synthèse, consultée par L’Express, le département se vante même du résultat : “Sur 100 demandes de PCH urgente (une procédure accélérée), 70 étaient retenues et 30 étaient refusées avant la création de cette mission. [Désormais], la mission PCH en refuse 70 et en retient 30”. Contactée, la MDPH du Nord n’a pas répondu à nos sollicitations.* Les prénoms ont été changés.
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Author : Alexis Da Silva
Publish date : 2024-09-11 14:00:00
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