A la mi-juillet, Meta (Facebook, Instagram) annonçait qu’elle retirerait désormais les messages comportant le terme “sioniste” quand ce dernier se réfère à des personnes juives ou israéliennes et contient des discours déshumanisants ou des stéréotypes antisémites. Mais à l’heure où les réseaux sociaux jouent un rôle clé dans la diffusion de la haine des juifs, comment trouver la juste mesure entre lutte contre l’antisémitisme et nécessité de ne pas porter atteinte à la liberté d’expression ? En février, déjà, Amnesty international avait appelé Meta à ne pas “interdire les critiques du ‘sionisme’ ou des ‘sionistes’ en général” pour ne pas “étouffer les voix qui s’élèvent contre les violations systématiques des droits des Palestiniens par le gouvernement israélien”.Pour L’Express, Anne-Sophie Sebban-Bécache, directrice de la branche française de l’American Jewish Committee, salue cette décision (qui vient tout de même “bien tard”) et alerte, dans le même temps, contre l’écueil de s’en remettre uniquement au bon vouloir des plateformes, “des entreprises privées avant tout (…) sujettes à des changements de gouvernance et de donc de politiques”, pour lutter contre la haine des juifs. A l’aune de la récente radiographie de l’antisémitisme en France, publiée en mai dernier par l’organisme (et qui comprend pour la première fois un volet digital dédié à l’analyse des réseaux sociaux), Anne-Sophie Sebban-Bécache décrypte également les différentes formes que peut prendre l’antisémitisme sur Internet, depuis l’attaque du 7 octobre, et propose des solutions pour les combattre efficacement. Entretien.L’Express : C’est la première fois que votre Radiographie de l’antisémitisme en France comprend un volet spécifique au digital, dédié à l’analyse des réseaux sociaux. Pourquoi ce choix ?Anne-Sophie Sebban-Bécache : Parce qu’il nous semblait impératif d’évaluer la fréquence, le volume et la nature des contenus antisémites diffusés sur les réseaux sociaux pour mieux comprendre comment ils participent concrètement à alimenter la haine des juifs. Lorsque nous avons demandé dans nos précédentes enquêtes aux Français (pas seulement ceux de confession juive) où ils ont le plus souvent été témoins de comportements ou propos antisémites, la majorité a répondu que c’était sur les réseaux sociaux. Il nous fallait donc être à même d’identifier et d’analyser qui sont les antisémites en ligne, comment ils s’organisent et se mobilisent, comment s’articulent les communautés politiques et idéologiques autour de cette question, quelle est la stratégie de diffusion et de viralisation de ces contenus haineux. Pour mieux les combattre.D’autant que les réseaux sociaux ne jouent pas seulement un rôle de relais, ils nourrissent également l’antisémitisme, en particulier chez les jeunes et tous ceux qui utilisent ces outils comme principale source d’informations. Pour notre enquête, nous avons réparti la population française en cinq groupes, du plus au moins imprégné par les préjugés antisémites : le cluster où la haine des juifs s’avère la plus forte est aussi celui où les sondés déclarent le plus souvent s’informer sur les réseaux sociaux.L’ajout d’un volet digital à notre radiographie était devenu indispensable pour coller à la réalité de l’évolution du phénomène dans notre pays. Il doit maintenant nous permettre des avancées concrètes auprès des plateformes et des pouvoirs publics pour lutter plus efficacement contre cette haine en ligne, dont on a encore l’impression qu’elle se développe en toute impunité…La façon dont se manifeste l’antisémitisme sur les réseaux sociaux a-t-elle évolué depuis l’attaque du 7 octobre ?Sans surprise, nous avons observé à partir du 8 octobre un pic d’insultes antisémites par rapport au reste de l’année, concomitant à l’explosion des actes antisémites dans la vie réelle. Mais ce qui est assez caractéristique, c’est l’explosion des insultes antisionistes, dont l’intensité est non seulement deux fois supérieure à celle des insultes antisémites en ligne, mais ne faiblit pas ou peu depuis. A chaque période de l’Histoire, l’antisémitisme a eu son Cheval de Troie. Pendant les années 30, c’était la crise économique. Aujourd’hui, c’est l’antisionisme. Dans cinquante ans, ce sera encore autre chose. L’antisémitisme s’agrippe à l’air du temps, s’adosse à des situations géopolitiques, aux idéologies du moment pour à chaque fois développer une justification rationnelle à la haine des juifs. En soit, ça n’est pas nouveau. Dans les années 2000, déjà, la haine des Juifs propagée par Alain Soral et Dieudonné était passée sous les radars car elle prenait le visage d’une critique politique du “sionisme”. Ça vient de là.Aujourd’hui, le déferlement de propos haineux envers les “sionistes” (pour “juifs”) souffre toujours d’une véritable impunité sur les plateformes. Les résultats de notre enquête en sont la preuve : les contenus antisionistes virulents sont deux fois plus nombreux que les contenus antisémites “classiques” car ils échappent totalement à la modération. Là où les contenus ouvertement antisémites sont supprimés très rapidement, car facilement identifiables, ça n’est pas le cas des contenus antisionistes, dont la teneur est plus difficile à évaluer. Ils ne sont pas considérés comme contrevenant aux politiques des plateformes. Pour les antisémites, c’est en fait la stratégie du “dogwhistling”, qui consiste à utiliser un langage codé pour s’adresser à un public bien spécifique (qui, lui, comprend), s’attirer son soutien sans provoquer d’opposition (en l’espèce, sans tomber sous le coup de la loi ou du modérateur). Plus loin que la parade de “l’antisionisme”, il y a aussi la technique des posts mentionnant les “dragons célestes” (NDLR : des personnages très riches et privilégiés issus du manga One Piece, notamment utilisé par le député LFI David Guiraud) : on le voit dans l’enquête, ces derniers restent beaucoup plus longtemps en ligne que ceux mentionnant un “complot juif” ou étant ouvertement négationnistes.L’entreprise Meta a annoncé au début du mois de juillet qu’elle retirerait désormais les messages comportant le terme “sioniste” quand il se réfère à des personnes juives ou israéliennes et contiennent des discours déshumanisants ou des stéréotypes antisémites. Ne craignez-vous pas que ce type de décision ne soit interprété comme une atteinte à la liberté d’expression ? En février, Amnesty international avait appelé Meta à ne pas “interdire les critiques du ‘sionisme’ ou des ‘sionistes’ en général” pour ne pas “étouffer les voix qui s’élèvent contre les violations systématiques des droits des Palestiniens par le gouvernement israélien”…Il y a plusieurs années, nous avions obtenu de Meta qu’elle modère plus drastiquement les contenus négationnistes (30 % des contenus antisémites sont toujours de cette nature), mais comme je l’ai dit, l’antisémitisme évolue et prend de nouveaux habits en fonction de l’époque. Cette récente décision est donc une bonne nouvelle mais elle vient bien tard et n’est qu’un premier pas. Imaginez tout le flot de haine antisémite et ses conséquences concrètes sur les victimes – psychologiques, le sentiment de peur et de solitude, etc. – que nous aurions pu éviter si une telle décision avait été prise par la plateforme avant le 7 octobre 2023… Cela fait près de cinq ans que des ONG comme la nôtre ont porté cette exigence de modération et de suppression des contenus haineux auprès des plateformes.Il ne faut pas tomber dans l’atteinte à la liberté d’expression bien sûr, c’est un enjeu de taille qui nécessite la formation des services de modération des plateformes : identifier ce qui, dans un contenu à caractère antisioniste, relève ou non d’une stigmatisation des juifs, s’apprend. Il faut se référer aux experts du sujet et se servir d’outils (lois, règlement, définitions agréées) bénéficiant d’une légitimité nationale, régionale ou internationale. C’est pourquoi il nous semble important que les plateformes intègrent à leur charte la définition de l’antisémitisme de l’Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste (IHRA) très précise sur les différentes formes que peut revêtir la haine des juifs, et que le Parlement européen, les Nations unies, ainsi que de nombreux Etats à travers le monde, dont la France, ont adopté. L’autre argument consistant à dire que s’attaquer aux formes d’antisémitisme lié à la haine d’Israël risquerait de museler la critique du gouvernement israélien est classique mais dénué de tout fondement : la définition de l’IHRA est très claire sur ce point. Mais cette appréciation des contenus ne peut pas relever uniquement du bon vouloir des plateformes…Pourquoi cela ?Aujourd’hui, Meta a pris cette sage décision s’agissant de contenus antisionistes antisémites, mais demain un autre dirigeant de Meta pourrait revenir dessus. Le cas par cas a ses limites. Les plateformes sont des entreprises privées avant tout. Elles sont donc sujettes à des changements de gouvernance et donc de politique. On l’a vu avec l’arrivée d’Elon Musk à la tête de X, qui a drastiquement réduit le nombre de modérateurs et n’est pas franchement un apôtre de la transparence en matière de données. X est pourtant le réseau social où les contenus – dont les contenus les plus haineux – sont les plus viraux. La modération devrait donc y être particulièrement accrue. C’est pour cela qu’il est essentiel d’avoir un cadre international et législatif clair, beaucoup plus contraignant et dissuasif qu’il ne l’est aujourd’hui.Faut-il mettre en place de nouvelles lois ?Si nous faisions en sorte de faire appliquer celles qui existent, ce serait déjà un grand pas ! Les plateformes ont encore du mal à se conformer au Digital Services Act (DSA), qui est entré en vigueur il y a environ un an. Différentes procédures ont été engagées récemment. Il faudrait les accélérer, que des sanctions soient véritablement appliquées. Le sentiment d’impunité dont jouissent encore les plateformes doit cesser. L’UE a ouvert en décembre dernier une enquête sur X afin d’étudier les manquements présumés aux obligations du DSA. En février, c’était au tour de TikTok… Les premières sanctions financières pourraient tomber – jusqu’à 6 % du chiffre d’affaires. L’effet dissuasif sera sans appel : cela devrait conduire rapidement les plateformes à se conformer à la loi.Et du côté des utilisateurs, même chose. Les procédures engagées contre certains semeurs de haine doivent aboutir plus vite et s’assortir de sanctions exemplaires. C’est dans cet esprit que nous soutenons la “contraventionalisation”, c’est-à-dire la mise en place d’amendes rapidement applicables pour les auteurs de propos haineux en ligne, avec publication des peines, renforçant à la fois l’effet dissuasif et mettant fin à l’anonymat.Après le 7 octobre, de nombreuses campagnes de boycott et de désabonnements massifs, qui ne se présentent pas toujours comme ciblant les juifs parce que juifs, mais les “sionistes”, ont émergé. La législation comme les plateformes en tant que telles peuvent-elles agir à ce niveau ?En France, il existe un cadre législatif assez clair pour faire face à la pratique du boycott. Le principe est assez simple : il est interdit. Quant au cancelling, car c’est de cela qu’il s’agit lors des campagnes de désabonnement massif, c’est à mettre en lien avec le harcèlement en ligne, qui est également encadré par la loi. Mais au-delà de l’outil législatif, auquel je crois beaucoup, les plateformes – en tant que premiers témoins de ce qui s’y diffuse, parce qu’elles sont responsables de la sécurité des utilisateurs – devraient avoir l’obligation de se tenir informées et d’adapter rapidement leurs politiques aux mutations des formes de haine qui s’y propagent, du “dogwhistling” au “cancelling”…Il y a aussi la question des ingérences étrangères. De la même façon que Meta avait limité l’accès de Russia Today et Sputnik à ses services en 2022 après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, qu’attendent les plateformes pour se pencher sur le cas du média qatari AJ+, qui participe à propager des contenus extrêmement biaisés et parfois des fake news entretenant directement la haine des juifs et/ou des “sionistes” ?
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Author : Alix L’Hospital
Publish date : 2024-08-01 14:45:47
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