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L’Express

“Je suis agitatrice d’énergies…” : la dérangeante vérité derrière ces métiers improbables sur LinkedIn

Shot of a young businesswoman giving a presentation at work




En 2018, l’anthropologue américain David Graeber publiait Bullshit Jobs (“jobs à la con”). Dans cet ouvrage devenu une référence, il pointait du doigt des fonctions ou des tâches dont la disparition n’aurait aucune conséquence négative sur le fonctionnement des organisations. Loin d’avoir disparu, ces “emplois” s’affublent désormais de titres et d’intitulés toujours plus délirants. Il fut un temps, que les moins de 30 ans n’ont pas connu, où l’on était “directrice”, “comptable”, “nettoyeur” ou “vendeur”. Aujourd’hui, nous sommes devenus “CEO”, “techniciens de surface” ou “assistants de vente”. Avec l’avènement des réseaux sociaux professionnels comme LinkedIn, un nouveau cap a été franchi dans le grand n’importe quoi des titres et fonctions que l’on s’attribue. Plongée véridique au pays des intitulés de poste dont le ridicule ne tue pas, traducteur (ironique) de jargon managérial en main :”Facilitateur agile” (yogi corporate), “Créatrice de liens” (Maîtresse bondage), “Thought leader” (fusil à un coup, une idée par mission), “Digital shaper” (pervers polymorphe numérique), “Activiste créatif du monde digital” (se colle les mains aux écrans d’ordinateur), “Chaman d’entreprise” (serial champignonneur), “Pragmatic advisor” (se fait payer avant d’avoir donné son conseil), “Coach, formateur, et accompagnateur de l’intelligence collective” (organisateur de hackathons pour les Darwin Awards), “Chief Dreaming Officer”(fournisseur de cannabis), “Human Holistic Specialist” (Dieu ou Coach), “Couturière des mots positifs” (enfileuse de perles), “Chief Heart Officer” (défibrillateur d’entreprise)”, “Eveilleur numérique de leaders” (les Simon Sinek du Multiverse), “Agitatrice d’énergies collaboratives”(Orangina éthique), “Coach alchimique” (plombeur d’ambiance), “Pollinisatrice d’impacts positifs” (coach butineuse), “Faciligitateur” (Mary Poppins du management), etc.S’il est difficile de ne pas rire, il nous faut plus sérieusement nous interroger sur ce que ces titres (souvent éphémères) du management et du monde du travail disent de notre époque. En 1998 déjà, face à la multiplication des “professions sans emploi” – “Assistant de déchetterie”, “agent de convivialité familiale” etc. – l’essayiste Philippe Muray observait : “ce qu’il y a de plus singulier dans ces appellations nouvelles, c’est qu’elles ne semblent pas se soucier de renvoyer d’emblée à des réalités quelconques. Ce sont des expressions sans objet” (Martine Aubry fait concurrence à l’état civil, in Exorcismes Spirituels II, Paris, Les Belles Lettres, 1998). Anticipant les travaux de Graeber, l’écrivain interrogeait, perfide : “et que se passe-t-il, en vérité, quand un agent d’ambiance se met en grève ?”. En effet, que se passe-t-il lorsque le “biocatalyseur d’équipes” n’est pas disponible pour une intervention d’urgence ou que le “facigilitateur” est malade ? Réponse : rien ! Car ils n’ont en réalité aucune utilité pour l’organisation, si ce n’est peut-être fournir du vent.L’ère du videIl convient alors de formuler l’hypothèse suivante : plus le travail est inutile, creux ou absurde, plus le titre de celui ou celle qui l’exerce devra être évocateur, poétique, abscons, mais surtout empreint de ridicule.A quoi peut donc servir, en effet, un “coach alchimique” ? On ne voit, à vrai dire, pas très bien. Mais là n’est pas le principal : il s’agit avant tout de faire rêver le client qui va vous engager pour une mission. Rêver, comme tous ces constructeurs automobiles qui se présentent aujourd’hui comme des “créateurs de mobilité”. Les coachs, les indépendants et autres autoentrepreneurs du bullshit managérial ont bien compris que lorsque l’on n’a pas grand-chose à vendre, il faut soigner l’emballage. Et pourquoi ne pas se présenter comme un “esthète de la complexité” quand on a deux ou trois mantras inspirés d’Edgar Morin comme outils de coaching. Car, comme le rappelait encore Philippe Muray, “plus les réalités se défilent sous nos pieds, et plus le vocabulaire s’efforce de les remplacer”.Mais bien entendu, on ne crée pas un titre n’importe comment. Règle essentielle : il faut du positif ! Le “job” doit impérativement s’inscrire dans le bon sens de l’histoire. Une “couturière de mots” ne peut que tisser des locutions positives. C’est que, comme le relève encore Muray, “il y a aussi, dans tout cela, une sursaturation de bonnes intentions”. On ne fait pas dans le mièvre ou le négatif. Aucun intitulé du type “Destructeur de liens faibles” ou “Croque-mort de talents”, que validerait à coup sûr le compte parodique Michel L’Impasse (“coach en sous-développement”), qui avec humour, propose des prestations diablement inefficaces du genre : “Devenir la moins bonne version de soi-même”.L’ironie comme… geste barrièreComment expliquer enfin que, loin de provoquer l’hilarité et la moquerie, ces titres se multiplient et propèrent ? Pourquoi l’opprobre qu’ils devraient logiquement provoquer ne se fait-elle pas entendre ? La réponse est simple : l’envahissement du bullshit managérial dans nos vies professionnelles et privées provoque, si ce n’est une accoutumance, une fatigue et un découragement. Comme le décrivait encore Philippe Muray, l’inessentialité programmée de ces “emplois du troisième type” désarme tous les esprits, même les plus hostiles. L’ironie étant l’un des gestes barrières parmi les plus efficaces contre le jargon managérial, résistons et lançons-nous dans la création de titres et fonctions aussi absurdes que négatifs : levez-vous et marchez fièrement “Malheurologues”, “Complicateurs rigides”, “Désorganisologues” et autres “Déshumanistes d’entreprises”. Des titres à porter comme des étendards…* Christophe Genoud est intervenant vacataire à la Haute Ecole de Gestion de Genève (HEG) et à la Haute Ecole Spécialisée de Suisse Occidentale (HES-SO) à Lausanne, spécialiste en organisation et auteur de l’ouvrage “Leadership, agilité, bonheur au travail : Bullshit !” (Editions Vuibert).



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Publish date : 2025-01-09 06:45:00

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