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L’Express

Jean-Marie Le Pen et moi, le récit d’une journaliste politique : son hôtel particulier, ses obsessions, ses chiens…

Jean-Marie Le Pen à son domicile de Rueil-Malmaison, le 2 février 2022




Je ne connaissais Jean-Marie Le Pen qu’à la télévision. Comme pour beaucoup d’enfants de ma génération, le fondateur du Front national est apparu sur l’écran du salon de mes parents, un soir d’avril 2002, et a précipité la moitié de mon collège dans les rues de ma ville. A l’époque, la jeunesse “emmerdait” le FN, et nous chantions Damien Saez et Diam’s à l’arrière du bus scolaire. Avec sa mâchoire carrée, son œil de verre et sa rhétorique d’extrême droite, Jean-Marie Le Pen représentait notre première émotion politique.Lorsque j’intègre le service politique de L’Express, en 2019, j’ai 28 ans, et depuis longtemps rangé mon baladeur au placard. Embauchée pour couvrir l’actualité du Rassemblement national, l’évidence s’impose : il faut demander audience au “Menhir”, comme un vaticaniste chercherait à approcher le pape. L’entretien fait office de rite initiatique ; l’ancienneté d’un “rubricard” se mesure au nombre de ses visites au domaine de Montretout, à Saint-Cloud, dans ce manoir où l’ancien candidat à la présidentielle conservait encore ses bureaux, à 96 ans. “Toi aussi, tu as rencontré les chiens, Sergent et Major ?” Aux deux labradors imposants, j’ai très vite préféré les lévriers, Camilla et Stella, qui posent leur museau sur mes genoux lorsque Jean-Marie Le Pen me reçoit dans sa résidence de Rueil-Malmaison, où il vit avec son épouse Jany.Puis-je l’écrire ? Avant de frapper au lourd portail vert de Montretout, alors que je suis rongée par la trouille, mon rédacteur en chef m’a glissé, avec un brin d’envie : “Amuse-toi.” Il y a longtemps que Jean-Marie Le Pen ne fait plus peur. L’âge a rendu inoffensif ce tribun d’extrême droite, qui popularisa en France ses idées racistes et xénophobes, avant de passer la main à sa fille, Marine Le Pen, en 2011. Comme journaliste, on vient désormais le voir pour comprendre un mouvement qui rassemble aujourd’hui un tiers du corps électoral. On s’en approche aussi, avouons-le, car l’homme a gardé le sens de la formule, souvent méchante. Dans un papier, ses piques envoyées à Marine Le Pen font souvent mouche.Pour un passionné de politique, ces rencontres ont un goût de plaisir interdit. Dialoguer avec Jean-Marie Le Pen, c’est échanger avec un homme qui a (presque) tout connu du XXe siècle ; de la Seconde Guerre mondiale aux conflits d’Indochine et d’Algérie ; de la IVe République, époque Pierre Poujade, à la Ve, sous laquelle il fonda un des plus puissants partis de l’histoire contemporaine, et se présenta cinq fois à l’élection présidentielle.C’est écouter, aussi, le père de Marine Le Pen, dont il est autant le mentor que le contempteur. A la fois acteur du passé et commentateur du présent, il est, à l’extrême droite, un héros qu’on admire, décrit comme un visionnaire ayant imposé ses thèmes – immigration, sécurité – dans le débat public. Pour les autres, plus nombreux, il est ce diable de la République, coutumier des déclarations racistes, plusieurs fois condamné pour apologie de crime de guerre, contestation de crimes contre l’humanité, provocation à la haine et à la violence raciale.Devant moi, Jean-Marie Le Pen est aussi ce vieil homme de plus de 90 ans, marchant avec difficulté, auquel il faut crier ses questions. En quatre ans à L’Express, je me suis prêtée une dizaine de fois à cet exercice. Je ne le regrette pas.Marion Maréchal, Jordan Bardella et Jeanne d’ArcReprenons. Pour solliciter une entrevue, il faut passer par Lorrain de Saint-Affrique, son éternel attaché de presse, un brun aux airs de crooner fané et à la voix cendrée, qui sonde vos motivations. “Pour quelle raison souhaitez-vous voir Jean-Marie Le Pen ?” Une fois l’entretien fixé, on vous donne l’adresse et les codes (ils changent souvent). La rencontre avec 9, parc de Montretout est en soi un roman. Dans cet hôtel particulier de 430 mètres carrés, entouré de 4 800 mètres carrés de jardins, et légué dans des conditions douteuses par un richissime mécène en 1976, la petite histoire rencontre la grande, et les croisades politiques se mêlent à la vie familiale des Le Pen.En entrant dans le grand jardin, on ne sait jamais sur qui on va tomber : Marion Maréchal et ses filles, venues rendre visite à leur mère Yann, qui habite un étage de la maison ? Ou Jordan Bardella, tout droit sorti de chez son ancienne compagne, une autre petite-fille Le Pen, qui réside dans le domaine ? Les plus anciens ont pu y voir Marine Le Pen, lorsqu’elle habitait une dépendance au fond du parc. Depuis septembre 2014, elle a quitté le nid.Le rituel est toujours le même : on patiente dans un salon d’un autre âge au plafond démesurément haut, assise dans un canapé bleu et jaune dont les ressorts ont cessé de remplir leur office. Un tableau du propriétaire dans un costume d’officier vous contemple. La première fois, je me suis interrogée : combien de confrères, avant moi, sont passés par ici depuis les années 1970 ? Des dizaines, une centaine peut-être, français ou étrangers ? En entendant le parquet grincer au-dessus de ma tête, je me demande toujours qui me précède auprès du “Vieux” : un autre journaliste, un ancien camarade ou un jeune militant, de ceux qui viennent visiter le Menhir comme on part en pèlerinage, ramenant un selfie à la place de la fiole d’eau bénite ?Ici, tout est symbole. Jeanne d’Arc, érigée comme sainte patronne de l’extrême droite, dont les bustes, statuettes, gravures ornent chaque pièce. Les bateaux aussi, dont les maquettes imposantes sont posées çà et là. Le Breton, né à la Trinité et fils de marin pêcheur, n’a jamais cessé de clamer son amour de la mer. Dans le bureau, à l’étage, quelques sabres et une carabine, posés près de la fenêtre. Une grosse horloge, enfin, sur la cheminée, rappelle que le temps a passé. Lors de notre dernière rencontre, Jean-Marie Le Pen avait 94 ans.L’infréquentablePlus personne ne l’écoute, mais Jean-Marie Le Pen déroule inlassablement les mêmes obsessions à chaque entretien : la submersion migratoire, qui va selon lui s’abattre sur la France et l’Europe, la population mondiale, qui est passée “de 2 milliards à 8 en cinquante ans”… “Ce que l’homme fait de plus facilement, ce sont des bouches à nourrir. C’est agréable sur le moment, mais c’est bref, et lourd de conséquences”, grince-t-il. Jean-Marie Le Pen est obsédé par la démographie et l’immigration, convaincu que des millions d’Africains pauvres se jetteront bientôt à nos frontières… “Tous les avions d’Air France ne suffiraient pas à renvoyer les Algériens chez eux…”, souffle le vieux défenseur de l’Algérie française.Souvent, il s’arrête net. Je prends peur. Au printemps 2022, le nonagénaire a dû annuler le matin même notre entretien, victime d’un léger AVC. Mes relations avec Marine Le Pen ne sont déjà pas très bonnes : que pensera-t-elle si son père venait à décéder pendant une interview avec L’Express ? J’espère trouver une autre façon de passer à la postérité journalistique. Le regard tourné vers le ciel, le menton en avant, Jean-Marie Le Pen passe sa langue sur ses lèvres. Les secondes passent. Soudain, il rit et se lance : “J’ai perdu ma force et ma vie. Et mes amis et ma gaieté. Dieu parle, il faut qu’on lui réponde. Le seul bien qui me reste au monde. Est d’avoir quelquefois pleuré”. Les vers sont beaux, ils sont d’Alfred de Musset. Mais contrairement au titre du poème, Tristesse, Jean-Marie n’éprouve aucun chagrin. Il hurle, hilare : “TOMORROW IS AN OTHER DAY.”Une fois, j’ai demandé à Jean-Marie Le Pen ce qui continuait à lui procurer du plaisir. Il venait de sortir le tome 2 de ses Mémoires, dans lequel il égratignait sérieusement sa fille. Goguenard, il me répond : “VOUS !” J’avais compris à cet instant qu’il faisait partie de ces hommes qui ne renoncent au combat qu’une fois morts et enterrés, et qu’il continuerait de recevoir jusqu’au bout les journalistes, autant pour convaincre que pour tuer l’ennui. “La vie est si courte… On s’en rend mieux compte à mon âge qu’au vôtre.” Soixante-trois ans nous séparent. Mes grands-parents ont dix-sept ans de moins que Jean-Marie Le Pen.Il lui est arrivé de s’énerver contre moi. Je lui ai demandé un jour s’il n’avait pas peur de ce que les gens retiendraient de lui. “Je m’en fous”, a-t-il balayé d’un geste. J’insiste. Ne regrette-t-il pas d’avoir incarné la figure du rejet de l’autre, de s’être prêté aux jeux de mots racistes, aux sous-entendus antisémites et d’avoir entretenu un parfum négationniste ? “Quelles outrances ? Des regrets madame, mais par rapport à quelle ligne ? Qui fixe ces règles ? Moi je ne crois qu’à la liberté d’expression !”, s’emporte-t-il une dernière fois. Ensuite, il s’est brusquement calmé. Entre deux quintes de toux grasse, le vieil homme s’est mis à chanter La Mauvaise Réputation, de Brassens. “Tout le monde viendra me voir pendu. Sauf les aveugles, bien entendu !” Jusqu’au bout, cet homme était infréquentable.



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Author : Camille Vigogne Le Coat

Publish date : 2025-01-07 13:15:00

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