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L’Express

Christian Ingrao : “Le nazisme est un produit stupéfiant, dont il est très difficile de décrocher”

Adolf Hitler et son ministre de la Propagande Joseph Goebbels, en 1933.




C’est une somme sur le nazisme signée par trois des meilleurs spécialistes d’histoire culturelle. Dans Le Monde nazi (Tallandier), Johann Chapoutot, Christian Ingrao et Nicolas Patin font la synthèse du renouvellement de l’historiographie internationale sur le sujet. Des lendemains de la Première Guerre mondiale aux décombres de 1945, ce pavé montre à quel point le nazisme a représenté un “monde en soi”, avec ses croyances, ses paranoïas et son attractivité. Tout juste pourra-t-on regretter qu’un ouvrage destiné au grand public comme à un usage scolaire se conclut par un épilogue si polémique qui établit un parallèle avec… le néolibéralisme, dans la continuation des travaux de Johann Chapoutot sur le nazisme comme “une des matrices du management moderne”.A L’Express, Christian Ingrao, directeur de recherches au CNRS, décrypte une idéologie mortifère, détaille ce qu’on sait sur la chronologie de la prise de décision de la “solution finale”, et démonte plusieurs idées reçues sur l’accession au pouvoir d’Hitler.L’Express : En quoi le nazisme est-il un véritable “monde en soi” ? Vous soulignez qu’il y a eu peu de véritables repentis…Christian Ingrao : Après la défaite de l’Allemagne, il y a des cadres compromis qui ont payé pour leurs crimes. Mais des nazis sincèrement repentis, qui ont admis qu’ils n’auraient jamais dû faire ça, il y en a eu très peu. Et même quand ils reconnaissaient que la Shoah était une immense tragédie, ce n’était jamais eux les responsables. Cette incapacité à renoncer, voilà qui interroge sur l’attractivité de cette croyance. Le nazisme est un produit stupéfiant, dont il est très difficile de décrocher.Pourquoi ?Avec la Première Guerre mondiale et une sortie de guerre compliquée, s’étendant entre 1918 et 1924, les Allemands ont cru que leur société était assiégée par mille dangers, et que le monde d’ennemis auquel ils avaient fait face durant 1914-1918 n’avait jamais désarmé. Ils ont alors été saisis d’une angoisse de mort collective. De son côté, le nazisme se présente comme une promesse de refondation de la germanité, d’avènement d’une nouvelle société, produisant une transmutation de cette angoisse en utopie. C’est ce mécanisme qui explique l’attractivité de la Weltanschauung, ou vision du monde, nazie, notamment auprès des jeunes élites intellectuelles.Le nazisme prétend d’autre part se fonder sur un racisme scientifique, sur des lois de la nature qui ne peuvent être contestées ni niées dans la sphère politique. Comme l’ont affirmé Hitler et certains fidèles de la première heure comme Himmler, le nazisme est de la biologie appliquée, de “l’anthropologie raciale appliquée”.Le mouvement se présente à la fois comme “révolutionnaire”, tout en ayant des racines idéologiques contre-révolutionnaires…Le mouvement nazi s’est dit révolutionnaire, mais c’est une fausse révolution. Pour eux, la “révolution” est nationale. C’est changer à 180 degrés le cours de l’Histoire et le long récit de la malédiction allemande. On est loin d’une révolution sociale comme le furent celle de 1789 ou celle des spartakistes en 1918. La révolution qu’ils entendent mettre en œuvre est le retour aux origines de la race germanique. Il s’agit de rendre l’homme nordique à sa prime nature.A quel point l’idée que les classes populaires et les chômeurs ont propulsé le parti nazi au pouvoir est-elle fausse ?Il faut ici distinguer trois sociologies différentes : celles des cadres, des militants et des électeurs. Chez les votants, les ouvriers sont loin d’avoir voté massivement pour le parti nazi. Celui-ci est, en 1932, devenu le premier parti au niveau fédéral du fait de l’effondrement de la droite traditionnelle, avec des électeurs qui se sont radicalisés, plutôt petits bourgeois, bourgeois ou issus des milieux ruraux, et qui passent de la droite à l’extrême-droite. Il y a aussi une dimension générationnelle, qui a fait que les jeunes ont voté NSDAP, et non pas DNVP, parti de la droite nationaliste traditionnelle. Jamais une majorité d’Allemands n’a voté pour les nazis lors d’une élection libre.Les nazis ont su s’adresser à la génération des jeunes nés entre 1900 et 1910, qui n’a pas connu les tranchées, mais fut frappée par la défaite, l’hyperinflation de 1923 puis la crise de 1929, et particulièrement aux jeunes élites.Vous soulignez aussi que c’est un parti d’hommes, même pour les standards patriarcaux de l’époque…C’est un parti extrêmement nationaliste et sexiste, qui s’affirme en réaction à la licence et à la permissivité de la république de Weimar. Le parti nazi met ainsi en avant des valeurs de virilité, de combat, de courage, et réduit la place des femmes aux trois “k” : Kinder, Küche, Kirche (enfants, cuisine, église). Dans Mein Kampf, Hitler fait preuve d’une misogynie crasse, caricaturant les “bonnes femmes” et les méprisant. Sur les 300 députés nazis élus durant la république de Weimar, il n’y avait aucune femme. Mais des nouveaux travaux ont montré qu’en dépit de cette chape de plomb sexiste, le militantisme nazi a pu apparaître, pour une certaine frange de femmes, comme un espace d’émancipation attractif.Autre idée reçue : les nazis seraient arrivés au pouvoir uniquement grâce aux élections…Le pouvoir a été conquis à la fois partiellement par les urnes, par la rue et dans les élites. Il y a une quasi-guerre civile qui s’installe entre 1930 et 1933, durant laquelle les nazis essaient de conquérir l’espace public par la violence, en s’opposant aux communistes. Jamais les nazis n’ont abandonné leurs pratiques de “hooliganisme politique” et d’intimidation. Hitler a compris que la violence crée de la peur et que, même en étant responsable de cette violence, le NSDAP peut ensuite se présenter comme un recours au “calme et à l’ordre”. Parallèlement, les succès électoraux se mettent en place. En 1928, Joseph Goebbels dépeint dans son journal intime les 2,6 % obtenus aux élections législatives comme un “beau succès”. En 1930, le parti passe à 18,3 % des voix. Mais tout cela ne suffit pas. Les nazis deviennent certes le premier parti d’Allemagne en 1932 avec 37,3 % des inscrits. Mais ils ne sont pas majoritaires. Jamais une majorité d’Allemands n’a voté pour les nazis lors d’une élection libre. Il a donc fallu un troisième niveau : sans l’aide des élites conservatrices, les nazis ne seraient pas arrivés au pouvoir. D’un côté, les nazis ont su se rendre compatibles avec les élites ethno-nationalistes, notamment sur le plan économique, et, de l’autre, ces élites de la droite traditionnelle, qui ont cru jouer un jeu de dupe en 1933, pensant pouvoir contrôler Hitler, ont fait preuve d’une irresponsabilité absolue.Vous évoquez aussi le management d’Hitler, qui a multiplié les agences et mis en concurrence les dignitaires nazis…C’est du darwinisme institutionnel. Les historiens de la deuxième génération, dits fonctionnalistes, ont montré que le nazisme était une polycratie (système à plusieurs centres de pouvoir), avec des institutions mises en concurrence les unes contre les autres. Cela indique que le nazisme n’est pas une domination totalitaire, avec tout en haut, tel un maître absolu, un archange noir à petite moustache qui donne les ordres. Au contraire, ce sont des jalousies, des animosités, des baronnies, des tensions permanentes entre institutions (parti, Etat, polices, Wehrmacht, agences ad hoc…) avec comme résultat une surenchère en matière de radicalité pour pouvoir plaire à Hitler. Lui-même était un chef peu présent et peu compétent, mais sachant s’entourer de personnalités prêtes à suppléer ses défauts par leurs ambition personnelle, leurs aptitudes et leur travail.A quel moment Hitler a-t-il réellement voulu exterminer massivement les juifs ? Etait-ce son intention dès le départ, ou y a-t-il été poussé par la conjoncture de 1941, avec notamment l’échec de la Blitzkrieg à l’Est face à l’Union soviétique ?Le débat a eu lieu entre intentionnalisme et fonctionnalisme, mais il est tranché. Dans les années 1970, des spécialistes pensaient encore que la décision du génocide était déjà imprimée dans Mein Kampf, paru en 1925. Plus récemment, d’autres estiment que cela s’est joué quelque part durant l’été en 1941, avec l’invasion de la Russie qui a posé la question de quoi faire de la masse des juifs soviétiques. D’autres, enfin, font dater la décision de la “solution finale” à l’échec de la Blitzkrieg, l’arrêt de l’offensive sur Moscou et l’entrée en guerre contre les Etats-Unis.Il est certain cependant que des décisions homicides ont été prises avant. Quand, à l’été 1940, les Allemands songent à envoyer des millions de juifs européens à Madagascar, cela sous-tend une mortalité énorme. On est déjà dans un imaginaire d’extinction indirecte. Pour les dirigeants nationaux-socialistes, les mauvaises conditions économiques et environnementales devaient aboutir à une réduction drastique des populations juives déportées. Ensuite, en mars 1941, les choix logistiques effectués pour l’invasion de l’URSS induisaient qu’aucun aliment ne devait sortir d’Allemagne pour nourrir l’armée de l’Est. Ce qui signifiait que des dizaines de millions d’habitants des villes de l’Union soviétiques devaient mourir de faim. C’était condamner les juifs soviétiques à mort de manière indifférenciée, car eux ne pouvaient vivre que dans la zone de résidence d’URSS occidentale. Ils étaient donc voués à une extinction provoquée. Jusqu’au bout, Hitler est resté pleinement attaché à sa foiL’opération Barbarossa, lancée le 22 juin 1941, est le théâtre du passage de crimes de guerre et de meurtres de masse à un génocide comprenant femmes et enfants. C’est en août 1941 qu’est sans doute décidée l’annihilation des juifs soviétiques, car les SS désiraient disposer d’une base logistique dans l’ouest de l’URSS pour déporter l’ensemble des juifs d’Europe dans le cercle polaire arctique. Quand la Blitzkrieg échoue fin 1941, la mort de tous les juifs d’Europe est vue par Hitler comme une vengeance. Si la guerre est totale, alors les juifs doivent en premier en subir la violence. La conférence de Wannsee, le 20 janvier 1942, coordonne les politiques des différents territoires et intègre les appareils d’Etat dans la mise en œuvre de l’extermination. Une dernière décision est prise en juin 1942, quand Himmler, sous le coup de l’assassinat à Prague d’Heydrich [NDLR : le responsable SS Reinhard Heydrich, tué par la résistance tchécoslovaque], déclare que le génocide doit être achevé en un an.Comment Hitler a-t-il pu garder ses certitudes jusqu’à son suicide, alors même que son pays était en ruines ?Jamais il ne se dit qu’il a échoué. Malgré les quelques crises de nerfs qu’il a connu durant les derniers mois du régime, Hitler est resté pleinement attaché à sa foi. A ses yeux, l’Allemagne a été vaincue car ses compatriotes n’étaient pas prêts à traverser cette épreuve. Mais s’ils conservaient leurs lois raciales, un jour, la race allemande renaîtrait, d’autant qu’à ses yeux, les nazis ont exterminé les juifs d’Europe. Hitler n’a aucun doute. Il pense que la destruction de l’Allemagne doit aller jusqu’au bout pour que quelque chose puisse survivre après. Peu lui importe d’avoir réduit son pays à un champ de ruines, car la temporalité du nazisme se compte en siècles, en millénaires, à l’échelle de la lutte des races.Dans l’épilogue du livre, vous semblez présenter le néolibéralisme comme une continuation du nazisme… Pourquoi avoir fini cet ample travail historique par une conclusion si polémique et idéologique ?Nous disons simplement que le nazisme est un avatar d’une modernité qui a commencé bien avant lui. Le nazisme n’est pas un accident, une aberration, mais un paroxysme de la modernité. Il y a bien sûr une différence de degré et de nature entre le nazisme et les systèmes capitalistes, mais on retrouve des catégories mentales et des instruments techniques de domination du monde, de réduction des êtres, des espaces et des choses à des fonds d’énergie et de matière dans lesquels il est loisible d’épuiser jusqu’à l’épuisement. En ce sens, travailler sur le nazisme, c’est aussi travailler sur les parts d’ombre de la modernité.”Le monde nazi 1919-1945″, par Johann Chapoutot, Christian Ingrao et Nicolas Patin. Tallandier, 625 p., 27, 50 €.



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Author : Thomas Mahler

Publish date : 2024-12-07 09:00:00

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