L’arrivée de l’extrême droite au pouvoir est-elle inéluctable en France ? Dans Une étrange victoire, le sociologue Etienne Ollion et le philosophe Michael Foessel reviennent sur la séquence qui a vu le RN aux portes de Matignon, avant d’être bloqué par un front républicain au second tour des législatives. Pour L’Express, le directeur de recherche en sociologie au CNRS et professeur à l’école Polytechnique explique pourquoi le parti de Marine Le Pen, loin d’avoir gagné la bataille des idées, s’est plutôt aligné sur les positions des Français en matière sociale et sociétales, tout en bénéficiant d’une dédiabolisation alimentée par le brouillage du clivage gauche-droite. Selon Etienne Ollion, l’extrême droite deviendrait même de plus en plus “woke”. “Le discours de l’extrême droite est passé d’une rhétorique historiquement puissante, conquérante et viriliste à un discours bien plus victimaire” note-t-il. Entretien.L’Express : Face au RN, le “sursaut n’est qu’un sursis” avertissez-vous…Etienne Ollion : Il y a eu entre les deux tours des législatives une “semaine sainte” où s’est reconstitué, difficilement, le front républicain. Mais ce n’est probablement que le dernier soubresaut d’un mode d’action politique qui a permis de maintenir le RN/FN à distance pendant plus de trente ans. Cela ne fonctionnera sans doute plus à l’avenir, déjà parce que ce modèle était déjà largement usé, mais aussi parce que les événements politiques qui ont suivi ce vote en faveur du front républicain, représentant plus de 65 %, ne peuvent que diminuer encore plus la confiance qu’ont les électeurs dans la capacité de leurs représentants à suivre leurs décisions. Avoir nommé un gouvernement à partir d’un parti très minoritaire, Les Républicains, qui plus est le seul à ne pas avoir défendu le front républicain, n’est certainement pas un signal envoyé aux électeurs pour leur dire que leur choix a été respecté. Ceux-ci ne peuvent que se sentir trahis.La France se droitise-t-elle selon vous? Un récent livre du sociologue Vincent Tiberj a relancé le débat…Une thèse en vogue à gauche explique que l’extrême droite est arrivée aussi près du pouvoir parce qu’elle a remporté la bataille pour l’hégémonie culturelle. C’est-à-dire qu’elle aurait réussi, non pas dans le champ du politique mais dans celui des idées, à imposer ses grandes thématiques. C’est d’ailleurs ce que prônaient les théoriciens de la Nouvelle droite dans les années 1970, en s’inspirant du penseur marxiste Antonio Gramsci. Pour eux, il s’agit de s’imposer dans les têtes avant d’espérer le faire dans les urnes. Cette thèse a ses déclinaisons, on parlait un temps de la “lepénisation des esprits”. Mais elle a des limites fortes si on regarde les faits. Sur les sujets de l’immigration et de la sécurité. Mais sur d’autres sujets, comme le libéralisme culturel – accès à l’IVG, mariage des couples de même sexe, PMA… – , ce ne sont pas les Français qui sont venus sur le terrain du RN, mais bien l’inverse. De même sur l’Europe, le RN, qui défendait la sortie de la monnaie unique, en est revenu. Le parti a donc réussi à imposer le thème de l’immigration, mais sur le reste, il a bien plus suivi l’opinion dominante. On est loin d’une hégémonie culturelle. Et pourtant, ils remportent de plus en plus d’élections – ce qui est plus difficile à expliquer dans le cadre proposé par Vincent Tiberj.Le RN n’a-t-il pas été habile en évoluant sur les questions sociétales tout en défendant un programme assez étatiste sur le plan économique, là où un Zemmour, avec son conservatisme identitaire, semble aujourd’hui très minoritaire, touchant surtout une niche catholique ?Le RN défend un capitalisme souverainiste, tempéré par une offre de protection des plus faibles. On l’a vu sur la réforme des retraites. Mais alors que le pouvoir semblait proche au moment de la dissolution, Jordan Bardella s’est montré beaucoup plus hésitant sur ce sujet. Du point de vue du programme, il y a des alignements politiques sur des positionnements historiquement de gauche, sur le libéralisme culturel et en partie sur l’étatisme économique. Mais le RN s’est aussi dit qu’il fallait rassurer le patronat dans l’optique d’une victoire électorale.En dépit des transformations indéniables du parti fondé par Jean-Marie Le Pen, il conserve cependant des éléments idéologiques bien marqués à l’extrême droite. L’autoritarisme, le nationalisme, le nativisme sont des marqueurs fondamentaux de ce qui fait un parti d’extrême droite. Sur le reste, effectivement, ils se sont alignés sur l’opinion, probablement pour des raisons de stratégie électorale. Le RN a suivi la courbe des sondages. Ils sont, de ce point de vue, devenus un parti comme les autres…Selon vous, le parti a aussi, dans sa stratégie de dédiabolisation, bénéficié de “complicités” dans le champ médiatique. C’est-à-dire ?Le RN est passé de 20 à 35 % en dix ans. Comment a-t-il pu se dédiaboliser à ce point ? Notre thèse, c’est que le parti a bénéficié d’un brouillage idéologique dans plusieurs domaines, ce qui lui a laissé la possibilité de se placer dans un espace brumeux qui fait oublier ses positions les plus radicales.On oublie souvent qu’il y a eu une extrême droite au gouvernement, même si c’était il y a plus de quatre-vingts ans.D’abord, dans le champ politique, il y a eu la déstructuration du clivage droite/gauche. Or ce clivage structurant a permis d’organiser le paysage politique depuis deux siècles. La gauche, c’était le désir d’égalité. La droite, la concurrence. Or, quand on déstructure ces repères traditionnels, on finit par oublier que l’extrême droite, par définition, se range au bout de la droite. Aujourd’hui, le RN continue à défendre l’absolutisation d’inégalités issues de la naissance ou des origines culturelles. Ils maintiennent ainsi leur défense de la préférence nationale. Emmanuel Macron a une large responsabilité dans le fait d’avoir brouillé ces repères entre gauche et droite, mais derrière lui, beaucoup ont embrassé cette rhétorique du populisme contre les élites, ce qui fait le jeu d’une Marine Le Pen qui a anglé son discours sur un “nous” populaire contre un “eux” élitaire. D’autres, comme Jean-Luc Mélenchon, aurait pu en profiter, mais c’est bien le RN qui a tiré les marrons du feu.Ensuite, il y a aussi eu un brouillage sur le plan médiatique. Depuis une trentaine d’années s’est développée une manière de traiter la politique qui met l’accent non pas sur les contenus des programmes et leurs implications, mais sur les stratégies et les coulisses. En scénarisant la politique selon une modalité des luttes internes, on montre moins les conséquences du programme du RN. À force de dévoiler les stratégies, ou de souligner des tensions internes, par exemple entre Jordan Bardella et Marine Le Pen, on oublie sans doute de mettre en lumière les fondements idéologiques de ce parti, comme ses évolutions programmatiques. On ne peut pas non plus montrer les implications d’une mesure. Une étude que j’ai menée montre que la place du “off” dans le journalisme français, ce qu’on appelle la “popole”, est en forte augmentation depuis quarante ans. À l’inverse, durant la courte campagne avant les législatives, les journalistes ont souligné les contradictions dans le programme du RN, comme les biographies embarrassantes de certains de ses candidats. Cela a très probablement affecté sur le vote.Enfin, il y a sans doute une perte de la mémoire historique. On oublie souvent qu’il y a eu une extrême droite au gouvernement, même si c’était il y a plus de quatre-vingts ans. De même, on oublie que lorsque dans les années 1930, l’extrême droite a mené une bataille en se présentant comme un rempart contre la montée des périls sur le plan étranger face à des démocraties présentées comme faibles, ce qui a catalysé la marche vers la Seconde Guerre mondiale.Brandir le spectre du “fascisme”, n’est-ce pas totalement contreproductif ? Aux Etats-Unis, cette stratégie ne semble pas non plus porter ses fruits face à un Donald Trump qui se montre pourtant bien plus radical que Marine le Pen…Le RN n’a pas purgé tous les néo-nazis dans ses rangs. Mais même si on donnait quitus au RN sur le plan de l’histoire, en admettant qu’il ait bien changé depuis ses fondations, on ne peut occulter la géographie. L’argument du “on n’a pas essayé l’extrême droite” est contredit par de nombreuses expériences étrangères, à commencer par Donald Trump aux Etats-Unis ou Giorgia Meloni en Italie, qui est à la tête d’un parti très officiellement “post-fasciste”. Or, à chaque fois, on constate une tendance autoritaire, nationaliste et nativiste. De même, on peut se dire que les démocraties sont immunes, mais quand l’extrême droite s’installe au pouvoir, elle diffuse un discours. Les sciences sociales ont montré que si un discours de haine est porté au sommet, il y a des traductions pratiques au quotidien. Giorgia Meloni a par exemple rapidement pris un décret anti-raves, qui permet d’attaquer toutes les formes de mobilisations non déclarées, par exemple de cibler les manifestations écologiques pacifistes. Meloni s’en est aussi prise à la liberté de la presse, en faisant des procès afin d’accéder aux sources des journalistes. Quand l’extrême droite arrive aux responsabilités, il y a ainsi de vrais changements qui se produisent au sein de la société comme dans l’espace politique, sur lesquels on ne revient pas si facilement.La stratégie de conflictualité permanente s’est probablement retournée contre LFI.La France insoumise n’a-t-elle pas grandement contribué à respectabiliser les députés RN par ses propres outrances à l’Assemblée ou ailleurs ?LFI a participé à ce brouillage gauche-droite, Mélenchon ayant notamment mené en 2017 une campagne sur le thème du “populisme contre les élites”. Ensuite, il y a eu une stratégie de scandalisation menée de manière consciente, avec l’idée de porter le conflit partout, à commencer par l’Assemblée nationale qui n’avait pas l’habitude de ce genre de conflictualité. Cette stratégie avait un fondement théorique, dans la lignée des écrits d’Ernesto Laclau et de Chantal Mouffe. Mais en même temps, cela a donné à LFI une visibilité incroyable alors qu’ils étaient 17 députés à l’Assemblée. Sauf qu’en 2022, ils se sont retrouvés à 75, et cette stratégie de conflictualité permanente s’est probablement retournée contre eux, les faisant apparaître comme “peu respectueux des institutions”. Cela même au moment où les députés RN adoptaient une stratégie inverse : ils étaient 89 députés RN à l’Assemblée, mais l’immense majorité d’entre eux se sont tus durant la législature, alors que seules quelques personnes étaient autorisées à parler au sein du groupe. On peut donc parler d’une responsabilité de la gauche, mais je ne pense pas que ça ait joué un rôle central dans les votes.Depuis le 7 octobre 2023, n’a-t-on pas eu la confirmation que le RN, qui du temps de Jean-Marie Le Pen était un parti habitué aux provocations antisémites, a totalement changé de position à ce sujet, tandis que c’est bien du côté de LFI qu’on a vu se multiplier des sorties antisionistes, voire antisémites ?Sur l’antisémitisme, il est important de rappeler que la moindre hésitation est coupable. Or il y a eu des ambivalences à gauche. Le discours de Jean-Luc Mélenchon sur “l’antisémitisme résiduel” en fait partie. Mais si on regarde les données, c’est quand même à l’extrême droite qu’on trouve le plus d’antisémitisme, ainsi que le montrent les enquêtes d’opinion sur l’électorat. Et du côté des partis, c’est aussi à l’extrême droite qu’on trouve des candidats avec un bras levé ou une casquette de la Luftwaffe, pas à gauche.Dans le livre, vous évoquez un “nationalisme woke”. N’est-ce pas un oxymore ?L’extrême droite politique et médiatique nous explique que nous sommes colonisés par une idéologie “wokiste”, qu’elle définit comme une hypersensibilité aux discriminations qui remettraient en cause l’ordre établi. Mais quand on regarde les discours actuels de l’extrême droite, on constate une bascule. Le discours de l’extrême droite est passé d’une rhétorique historiquement puissante, conquérante et viriliste à un discours bien plus victimaire. C’est pour cela que nous parlons de “nationalisme woke”. “Woke” vient de l’idée d’être “éveillé” aux discriminations et aux petites et grandes agressions.Et justement, au moment de la Manif pour tous, on retrouvait aussi un mouvement nommé Les Veilleurs, un autre qui s’appelait Les Vigiles. De même, l’idéologue d’extrême droite Dominique Venner, peu de temps avant de se donner la mort à Notre-Dame de Paris, avait publié un texte revendiquant cette rhétorique de l’éveil. Il invitait à des “actions spectaculaires et symboliques pour ébranler les somnolences, secouer les consciences anesthésiées et réveiller la mémoire de nos origines”. Après son suicide, Marine Le Pen avait écrit sur son compte Twitter : “Tout notre respect à Dominique Venner dont le dernier geste, éminemment politique, aura été de tenter de réveiller le peuple de France”, alors que son père, Jean-Marie, témoin d’un autre âge de la politique, a été bien moins indulgent, estimant que “l’appel au combat en se flinguant n’a rien d’une évidence”.Même la théorie raciste du “grand remplacement” est née d’une micro-agression, celle ressentie par Renaud Camus qui raconte l’avoir conçue à la vue femmes voilées aux fenêtres dans une cité médiévale de l’Hérault en 1996, ce qui a eu l’effet d’une révélation pour lui. Ces mouvements nationalistes sont les premiers à critiquer les accusations de “fémicide” ou d’”écocide”, mais ils reprennent à leur compte cette même rhétorique des “cides” en parlant de “francocide” dès qu’un Français est tué par un étranger ou, ce qui revient au même pour eux, par un Français d’origine immigrée. Dans ce cas, mais dans ce cas seulement, la violence systémique vaudrait contre toutes les présentations qui s’obstineraient à comprendre ces drames comme des faits divers. Le nationalisme actuel est devenu woke : victimaire, éveillé, minoritaire et angoissé.Une étrange victoire, par Michaël Foessel et Etienne Ollion (Seuil, 190 p., 19 €).
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Author : Thomas Mahler
Publish date : 2024-11-11 17:30:00
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