Revaloriser les salaires et baisser les taxes à la consommation font partie des mesures phare du Nouveau Front populaire pour stimuler le pouvoir d’achat des Français. Le programme du Rassemblement national comportait des mesures similaires. Sans grande surprise, la revalorisation des salaires est plébiscitée par les sondages, le thème du pouvoir d’achat étant passé au premier rang des préoccupations après les hausses de prix entraînées par la reprise post-Covid et l’invasion de l’Ukraine. Les prix sont trop élevés ? Qu’à cela ne tienne, il suffit de remonter les salaires et de baisser les taxes, cela réglera le problème.Si seulement les choses étaient aussi simples. Ceux qui prônent ces solutions semblent avoir oublié les expériences historiques et ignoré que nous sommes depuis 1992 en change fixe vis-à-vis de nos partenaires de ce qui est devenu depuis la zone euro. Relever unilatéralement les salaires ou baisser les taxes à la consommation revient à réévaluer la monnaie nationale, qu’on pourrait appeler l’euro français. Pour mieux le comprendre, revenons à l’époque où un gouvernement pouvait décider du taux de change de sa monnaie.A l’issue des négociations de Grenelle conclues le 27 mai 1968, le salaire minimum garanti (Smig, indexé sur l’inflation) fut augmenté de 35 %. Le 1er décembre, le taux de TVA était relevé de 20 % à 25 %. Le 8 août 1969, Jacques Chaban-Delmas autorisait une dévaluation de 11 % du franc contre le dollar. Moins de trois mois plus tard, le Deutsche Mark était réévalué de 9 % contre le dollar et donc contre le franc.Le tour était joué : la perte de compétitivité entraînée par la hausse des salaires, alors indexés sur les prix, était compensée par la dévaluation du franc contre les autres devises, mais aussi par la hausse des taux de TVA. Bien sûr, la conséquence en fut une perte de pouvoir d’achat des salaires qui annula l’essentiel de la hausse du Smic, mais cela n’alarma pas outre mesure les syndicats.La “dévaluation fiscale” allemande de 2007La séquence fut rejouée après l’élection de François Mitterrand en 1981 : le relèvement de 10 % du salaire minimum, devenu Smic (qui, à la différence de l’ancien Smig, augmente plus vite que l’inflation) et la forte inflation salariale que l’indexation sur les prix nourrissait, furent absorbées par une série de dévaluations du franc, de 1981 à 1987, parfois déguisées sous forme de réévaluation du Deutsche Mark.Un autre épisode, allemand celui-là, mérite également le détour : la “dévaluation fiscale” de 2007 – un terme étrange qui mérite quelques explications. La chute du mur de Berlin et l’unification provoquèrent une surchauffe historique de l’économie allemande, sollicitée au-delà de ses capacités par la frénésie de consommation des Allemands de l’Est, soudainement solvabilisés par la conversion à un pour un de leurs salaires. S’ensuivit une inflation salariale si forte que la perte de compétitivité causa une augmentation massive du chômage au point que patronat, syndicats et partis politiques conclurent un pacte implicite pour sauver le modèle social de l’après-guerre en regagnant la compétitivité perdue. Après les réformes Schroeder du marché du travail, la dernière touche consista à augmenter le taux de TVA (de 16 % à 19 %) tout en baissant les cotisations employeurs (de 6,5 % à 4,2 %) – une opération baptisée en France TVA sociale.En quoi s’apparente-t-elle à une dévaluation ? Déjà, la baisse des cotisations sociales réduit le coût du travail, alors qu’il reste inchangé chez les concurrents, ce qui équivaut à une dévaluation. L’effet de la hausse de TVA est plus subtil : les produits importés par l’Allemagne voient leurs prix monter, ce qui en réduit la demande, tandis que ceux exportés depuis l’Allemagne restent inchangés. Le solde commercial du pays s’en retrouve amélioré, ce qui apparente bien l’opération à une dévaluation.Des mesures “similaires à une appréciation de l’euro français”Revenons à la France de 2024. Si baisser le coût du travail ou augmenter les taux de TVA s’apparente à une dévaluation, le mouvement inverse équivaut à une réévaluation. Une augmentation massive du Smic et une baisse de certaines taxes à la consommation seraient donc similaires à une appréciation de l’euro français. Sachant que toute dévaluation monétaire est désormais impossible, l’économie française peut-elle se permettre le luxe d’une telle réévaluation ? Les données du commerce extérieur et les contraintes signalées par les entreprises montrent que ce n’est vraiment pas le cas.En 2023, après trois années de forte reprise des exportations, le solde des échanges de biens restait déficitaire de 67 milliards d’euros (– 2,4 % du PIB), plombé par un fort déficit des produits industriels (- 101Md). Comme la balance des paiements courants de la France est bien moins dégradée (- 35Md, soit – 1,2 % du PIB) grâce à l’excédent des services et aux revenus des entreprises françaises à l’étranger, le déséquilibre extérieur n’est pas en soi un problème pour notre pays. Mais le déficit des échanges de biens indique a minima une faible compétitivité et/ou une demande intérieure excessive, comparées à celles de nos partenaires. Réévaluer l’euro français ne ferait qu’aggraver les difficultés.Deux contre-arguments se présentent. D’un côté, les employés payés au Smic travaillant essentiellement dans les services et le commerce, secteurs considérés comme abrités de la concurrence internationale, l’augmentation du Smic n’aurait pas d’effet sur la compétitivité. De l’autre, une relance de la consommation par des salaires plus élevés stimulerait la croissance économique selon un schéma souvent entendu : plus de consommation entraîne plus de production et donc plus d’emplois.Augmentation du chômage et des prixAucun de ces arguments ne résiste à l’analyse. Une forte augmentation du Smic aurait pour conséquence une augmentation du chômage – selon les meilleurs experts du sujet, les pertes d’emploi seraient comprises entre 100 000 et 200 000 – et une augmentation des prix, seule possibilité de survivre laissée aux entreprises employant des smicards. A son tour, l’augmentation des prix entraînera une augmentation des salaires en général et ne sera donc pas limitée au secteur abrité. Par ailleurs, la tentation de financer l’augmentation automatique des exonérations fiscales sur les bas salaires et les indemnités chômage supplémentaires par des cotisations plus élevées, ou une pression fiscale accrue, sera forte. Dans le premier cas, le coût du travail augmenterait encore plus ; dans le second, l’excès de prélèvements sur les employés les plus productifs réduirait la productivité en décourageant les efforts. In fine, le coût du travail par unité produite augmenterait. Dans tous les cas, l’euro français serait réévalué.Quant à l’effet d’entraînement sur l’économie d’une relance de la consommation, il serait activé si l’économie française souffrait d’un déficit de demande avéré et d’une sous-utilisation de ses capacités. Comme on l’a vu, les résultats du commerce extérieur n’indiquent pas un déficit de demande. De plus, toute stimulation de la demande se heurterait aux contraintes d’offre rapportées par les entreprises dans les enquêtes de l’Insee. Interrogés en avril dernier, 29 % des industriels reportaient des goulots de production, non pas en raison d’insuffisantes capacités matérielles, mais des difficultés de recrutement : plus de la moitié des entreprises disaient ne pas pouvoir produire plus car elles ne parviennent pas à embaucher ! Une stimulation de la demande par la consommation serait alors une excellente affaire pour les industriels chinois, allemands, italiens, espagnols… mais n’augmenterait guère la production nationale. C’est exactement l’effet qu’on attendrait d’une réévaluation de la monnaie.Réévaluer l’euro français à coups d’augmentations salariales ou de baisses de TVA pourrait certes créer à court terme un sentiment d’euphorie, mais la réalité économique se manifesterait rapidement : les gains de pouvoir d’achat seraient rognés par l’inflation ou la pénurie en cas de blocage des prix, et les pertes d’emplois seraient élevées. Et, comme la douloureuse expérience de la désinflation compétitive menée par Pierre Bérégovoy de 1984 à 1992 le montra, il serait long et douloureux de remonter la pente.* Eric Chaney est conseiller économique de l’Institut Montaigne
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Publish date : 2024-07-21 10:00:00
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