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L’Express

Propagande, torture et collaboration : en Ukraine occupée, plongée dans la “terreur silencieuse”

Dans la ville de Kostiantynivka, dans l'oblast de Donetsk sous occupation russe, le 28 décembre 2024.




Lioubov* se souvient parfaitement de la première fois qu’elle a vu les occupants. De jeunes soldats sur des chars flanqués d’un Z filaient dans les rues de sa ville* du sud de l’Ukraine, à la fin du mois de février 2022. La quadragénaire ne savait pas ce que signifiait ce symbole de “l’opération spéciale” de Vladimir Poutine. Et pourtant, l’occupation allait progressivement empoisonner son existence, comme celle de millions d’Ukrainiens. Les mauvaises nouvelles se succèdent : l’usine où elle est employée est réquisitionnée. Quelques semaines plus tard, son fils qui tente de fuir est enlevé à un check-point par les soldats russes. Après un an sous occupation, Lioubov décide à son tour d’essayer de rejoindre l’Ukraine libre. L’Express l’a rencontrée à Zaporijia, d’où elle se démène faire libérer son fils emprisonné dans une colonie construite à l’ère soviétique. Entre-temps, son mari, resté en zone occupée, est décédé d’une maladie : elle n’a pas pu assister à son enterrement. Et à l’été 2023, le jour de son anniversaire, Lioubov a reçu un coup de fil d’une amie : “Les soldats russes se sont installés chez toi.”Un an et demi plus tard, alors que les soldats occupants sont toujours présents sur plus de 18 % du territoire ukrainien, ses “locataires” sont encore là. Dans les zones conquises depuis 2022, “le Kremlin met en place en accéléré le processus ‘d’intégration’, de contrôle et de répression instauré depuis dix ans en Crimée et dans le Donbass”, résume la sociologue Anna Colin Lebedev. Pendant plusieurs mois, L’Express a enquêté, interrogé des chercheurs, des défenseurs des droits de l’homme, mais aussi une quarantaine d’habitants des territoires occupés, dont une grande partie en exil, mais gardant des proches sur place. Tous décrivent un système ultra répressif – documenté par un rapport de l’ONU – n’ayant rien à envier à celui de l’URSS : “Une prison à ciel ouvert”, “une terreur silencieuse digne du temps de Staline”. “L’occupation, ce n’est pas juste un changement de drapeau, insiste Anna Mourlykina, une journaliste de Marioupol. Cela change tous les aspects de la vie quotidienne. C’est l’imposition du monde russe et la suppression par la force de toute tentative de résistance.” De nombreux cas mis au jour dans cet article pourraient être apparentés à des crimes de guerre, voire des crimes contre l’humanité, selon plusieurs juristes interrogés.Rouble, changement d’heure et maires “autoproclamés””Dans l’espace public, ils veulent effacer toute indication que cette terre a été un jour ukrainienne”, relate Myroslava*, coordinatrice d’un centre d’accueil d’exilés, venue de Melitopol. Dans des dizaines de localités, dès 2022, les statues de Lénine ont repris leur place sur les piédestaux. Les rues Lénine ou Karl Marx ont remplacé celles des héros ukrainiens. Les enseignes russes ont évincé les supermarchés et magasins ukrainiens, et depuis le 1er janvier 2023, seul le rouble est accepté. Même l’horloge a été avancée d’une heure – celle de Moscou.Si les territoires occupés semblent “vides”, c’est qu’ils connaissent un exode de masse. Près de 6,3 millions de personnes y vivaient en janvier 2022. Au moins trois millions ont fui depuis, selon diverses sources onusiennes. Déjà, après 2014, près de 2 millions d’habitants avaient quitté le Donbass occupé et la Crimée annexée. Une bonne partie de la population est désormais constituée de “nouveaux venus”, rapportent nos sources, une expression pour désigner les Russes qui se sont installés sur place, militaires ou employés des autorités d’occupation. Kiev estime qu’ils sont des centaines de milliers, mais le phénomène est difficile à quantifier. “Certains étaient même là avant”, rapporte un habitant de Melitopol. “Mon ami avait un voisin étrange qui avait emménagé à l’hiver 2021 sur son palier. Le 24 février 2022, il l’a vu sortir de chez lui en uniforme russe.”Déjà après 2014, quelque 800 000 Russes auraient déménagé en Crimée – ils représentent à présent de 25 à 50 % de la population totale. Une technique s’inscrivant dans la droite ligne des politiques soviétiques. “Difficile d’évaluer le ratio entre ces nouveaux venus et les anciens habitants”, estime Anna Mourlykina. Trois catégories se dégagent, selon elle, parmi ceux qui sont restés : “Ceux qui soutiennent l’Ukraine mais qui, par manque d’argent ou à cause de circonstances familiales, se cachent ; ceux qui se fichent du drapeau sous lequel ils vivent, qui veulent par-dessus tout demeurer chez eux. Et puis les traîtres, par idéologie ou intérêt.”Ici à Kiev, le 27 novembre 2024, en face d’un mémorial improvisé aux morts de la guerre sur la place Maidan.Moscou divise le territoire occupé en cinq régions, toutes faisant partie de la Fédération de Russie, après les référendums contestés de 2014 et de septembre 2022 : les Républiques populaires de Donetsk et de Louhansk, la Crimée annexée et les oblasts de Zaporijia et Kherson. Pour y imposer son pouvoir, le Kremlin s’appuie sur un réseau de commandements militaires dans chaque ville et villages. Mais aussi sur des gouverneurs et des maires “autoproclamés” par les Russes, que la population appelle Gauleiter, en référence aux chefs nazis d’occupation. Ces responsables politiques, souvent marginaux sous l’Ukraine, sont quasiment tous des anciens des partis prorusses. Ils sont régulièrement visés par des attentats commis par des partisans ukrainiens – certains de ces “collabos” y ont laissé la vie.Eradication de l’identité ukrainienneMinistères, caisses de retraite, service forestier : les nouvelles institutions russes locales se multiplient et ont besoin de main-d’œuvre, comme en témoignent les nombreuses offres d’emploi sur leurs sites. “Mettre en place des services publics est un marqueur de l’implantation de l’Etat. Il y a un enjeu de visibilité, mais aussi une dimension coercitive”, analyse Anna Colin Lebedev. Pour faire tourner l’économie, les Russes tentent de convaincre les Ukrainiens de continuer à travailler comme fonctionnaires ou bien dans des entreprises privées saisies. Chacun fait face à un choix : accepter ou attendre la libération. Ceux qui refusent les compromissions vivotent de petits commerces ou grâce à leur jardin. D’autres, profitant des opportunités offertes, se sont élevés socialement grâce à la collaboration. Dans un village près de Melitopol, la femme de ménage d’une école maternelle en est devenue la directrice après la démission de tout le personnel, selon une ancienne collègue. “‘L’intégration’ des territoires occupés dans la Fédération de Russie doit apparaître comme une success story, car Poutine n’a pas réussi à atteindre les objectifs militaires qu’il s’était fixés au début de l’invasion à grande échelle”, analyse le politologue russe Nikolaï Petrov.Sous l’occupation, des gens disparaissent sans raisonOutre l’argent, le principal outil d’assimilation forcée des occupants est le passeport russe. Aujourd’hui, impossible de travailler officiellement, de toucher une retraite, de l’aide humanitaire ou de se faire soigner à l’hôpital sans présenter ce document rouge. “Mon mari l’a demandé à contrecœur, après que l’ambulance a refusé par trois fois d’intervenir auprès de sa mère de 82 ans”, raconte Marina*, une habitante de Melitopol. Les Ukrainiens sans passeport russe seront d’ailleurs considérés comme des étrangers, potentiellement expulsables à partir de janvier 2025, selon un décret signé par Poutine.La Russie occupe plus de 18 % de l’UkraineCette stratégie d’éradication de l’identité ukrainienne passe aussi par les confiscations de propriété. Dans les zones proches de la ligne de front, les soldats s’installent chez les résidents passés en Ukraine libre, comme chez Lioubov. A l’arrière, les autorités russes ont déployé une vaste campagne de “nationalisation” des biens des habitants absents. Conséquence, “des appartements sont attribués gratuitement à des gens venus de régions pauvres de Russie, qui s’installent avec leur famille dans les ‘nouveaux territoires’ pour travailler”, explique Natalia Kaploun, de l’organisation Skhid SOS, qui précise que “les biens situés près de la mer et les plus belles propriétés sont confisqués en premier”. Sur les sites des mairies ou des régions d’occupation, les Russes publient par centaines les adresses des appartements, maisons et même entreprises qui vont être nationalisés si les propriétaires ne se présentent pas dans le mois. Ces décisions sont également affichées sur les portes des biens concernés. “C’est un moyen d’influencer la démographie de la région, car les habitants d’origine perdent la possibilité de retourner vivre chez eux”, ajoute Natalia, originaire de Louhansk.Kidnappings et tortureLes Russes n’hésitent pas non plus à recourir à la violence pour imposer leur domination. “Sous l’occupation, des gens disparaissent sans raison”, insistent divers habitants. L’Express a rencontré plusieurs Ukrainiens arrêtés et torturés dans un réseau de 182 lieux de détention en Russie, en Biélorussie et dans les territoires occupés : des anciens postes de police, des garages, des caves, un ancien magasin de bricolage, une chambre froide et même de simples fosses creusées en extérieur. “Les premières arrestations ont eu lieu après les manifestations contre l’occupation, en mars 2022, quand les habitants, encore habitués à la démocratie, étaient descendus dans la rue à visage découvert”, rapporte Anastasia Pantelieïeva, analyste de l’ONG Media Initiative for Human Rights. “Ont ensuite été concernés ceux qui avaient participé à la guerre du Donbass, les forces de l’ordre, les fonctionnaires, les médecins, les travailleurs des infrastructures essentielles (ports, chemins de fer, centrale nucléaire de Zaporijia) : tous ceux qui ne voulaient pas collaborer. Et enfin les journalistes, activistes, artistes ou figures religieuses qui pouvaient attiser la résistance.” Son ONG a recensé près de 1 932 kidnappings, mais le chiffre serait bien plus élevé, car plus de 16 000 civils sont portés disparus et les Russes retiennent les prisonniers incommunicado.Face aux occupants, Maksym Ivanov n’hésitait pas à mettre de la musique patriotique à plein volume dans sa voiture, un drapeau ukrainien accroché sur le pare-brise, quand il passait à côté de soldats. En août 2022, alors qu’avec sa petite amie, il colle des affiches dans sa ville de Melitopol, le couple est arrêté par les Russes. Commence alors le calvaire des tortures, tellement répandues que les occupants leur ont donné des noms de code. Le “four” pour sa compagne, enfermée neuf jours dans un conteneur en plein soleil avec seulement quelques bouteilles d’eau sale pour survivre. “L’appel à Poutine” : des décharges électriques sur les parties génitales envoyées par un téléphone bricolé. “La boîte à musique” : des chants patriotiques en permanence pendant des jours et des nuits… Les gardes l’obligent aussi à chanter l’hymne russe, le frappant jusqu’à ce qu’il s’évanouisse quand il fait une erreur. Réfugié à Zaporijia, Maksym raconte avec précision son martyre : pendant deux mois, quasiment sans nourriture et sans soins, il est battu, torturé, victime de simulacres d’exécution et menacé de viol. Le 18 octobre 2022, les Russes le relâchent sur la ligne de front, mais il parvient à fuir à l’Ouest. “J’ai parcouru vingt kilomètres à pied, blessé et sous les tirs d’artillerie pour rejoindre l’Ukraine libre. Avant de partir, mon bourreau m’avait glissé son numéro. Il pensait m’avoir brisé, il imaginait que j’allais collaborer avec eux”, se souvient le trentenaire. C’était mal le connaître.Il vit désormais en exil à Zaporijia où il est photographié, ici le 4 juillet 2024.Originaire de Kamianka-Dniprovska, Olena Yahoupova a, elle, été accusé – à tort – de donner des informations à l’armée ukrainienne, car elle communiquait avec son mari, soldat depuis 2018. Arrêtée fin 2022, elle a été victime de tortures pendant cinq mois, violée par ses bourreaux à plusieurs reprises. Puis en janvier 2023, les Russes l’ont emmenée deux mois creuser des tranchées. En plein hiver, les prisonniers arrêtés en été devaient travailler dans les vêtements légers qu’ils portaient au moment de leur arrestation. “Quand je voyais les drones ukrainiens passer au-dessus de ma tête, j’essayais de faire des signes pour appeler à l’aide, de montrer mon visage pour qu’on sache que j’étais là”, raconte-t-elle, les larmes aux yeux. Avant de poursuivre : “Je suis persuadée que l’on trouvera des corps quand on libérera la zone, car des civils qui étaient avec moi m’ont raconté qu’ils avaient dû creuser des fosses communes pour les prisonniers fusillés.” Un des amis de Lioubov, qui s’était porté volontaire à la défense territoriale, a été amené par deux fois au centre russe de commandement. “Il a dit à sa mère qu’il ne survivrait pas à la torture la prochaine fois, souffle notre témoin. La troisième fois, il s’est pendu.”L’école constitue un autre moyen efficace de coercition. “Ils appliquent le programme russe avec interdiction de parler ukrainien. Dans leurs devoirs, les enfants doivent par exemple écrire : “merci aux soldats russes de m’avoir sauvé”. S’ils ne le font pas, ils ont une mauvaise note et les parents sont convoqués”, raconte Inna*, la mère d’une fillette de 8 ans, rencontrée au poste frontière de Domanove, entre la Biélorussie et l’Ukraine. “Il n’y a pas de futur là-bas, c’est pour ça que nous partons”, glisse-t-elle. D’autant que les Russes ont placé leurs soldats et des défenses antiaériennes dans l’école de sa fille : une méthode pour utiliser des enfants et des adolescents comme boucliers humains que rapportent plusieurs témoins. Et que le lavage de cerveau fonctionne. “Le fils de nos voisins, 16 ans, était pro-ukrainien en 2022 : après deux ans à l’école russe, il croit à la propagande”, ajoute Inna.C’est devenu l’unique couloir humanitaire pour les Ukrainiens fuyant les territoires occupés. Des hérissons anti-chars ont été installés pour éviter une attaque, ici en octobre 2024.”Un mensonge répété 100 fois cesse d’être un mensonge pour celui qui l’entend”, alerte Anna, la journaliste de Marioupol, à qui ses sources évitent désormais de parler. “Je ne vous répondrai plus, car pour ça, ici, on te jette à la cave”, lui a récemment écrit l’une d’elles. Un euphémisme pour évoquer les chambres de torture. Dans une volonté de contrôle total de l’information, les médias indépendants ont été fermés en 2022, des dizaines de journalistes arrêtés. Les Russes les ont remplacés par des organes de propagande – avec parfois des adolescents à leur tête. A Melitopol, ils ont même fondé une école de journalisme qui forme les futurs propagandistes. Impossible d’avoir accès aux médias ukrainiens en ligne. A moins de s’être doté d’un VPN. Mais être repéré avec ce type d’application sur son téléphone après une fouille dans la rue ou à un check-point peut conduire au poste. La plupart des habitants ont donc un téléphone “propre” pour sortir et un autre chez eux, où ils lisent les sites indépendants, en espérant ne pas subir de perquisition. Par ailleurs, les cartes SIM ukrainiennes ne fonctionnent plus, et il faut posséder un passeport russe pour obtenir une puce.Dans cette société de surveillance, les habitants vivent dans un climat de peur permanent : ils ne peuvent faire confiance à personne sur place et font attention à tout ce qu’ils disent au téléphone avec leurs proches en Ukraine libre. “Je ne peux que parler de la météo avec eux”, se désole Marina, une activiste en exil à Zaporijia, mon propre mari, resté sur place, ne sait pas où je me trouve.” Un autre témoin raconte comment il a remplacé le mot “guerre” par “construction” pour échanger avec ses parents en Crimée. Et plutôt que de parler des “Russes”, on emploie l’expression ironique de “grands frères”. La paranoïa règne, même en Ukraine libre, chez les exilés : certaines sources qui avaient d’abord accepté de parler se sont rétractées ; d’autres suppriment immédiatement les traces de nos conversations. Beaucoup prennent des antidépresseurs. Certains présentent des signes évidents de stress post-traumatiques.Dans cet état de fragilité psychologique, les débats sur un possible compromis territorial en cas de négociation avec Moscou désespèrent tous les habitants des territoires envahis que nous avons rencontrés. Sur son site, Anna a posé la question anonymement à ses lecteurs sous occupation. “La plupart d’entre eux espèrent toujours le retour de l’Ukraine, constate la journaliste. Pour eux, céder ces territoires, c’est détruire tout espoir de revenir à une vie normale.”*Les prénoms ont été modifiés. Certains noms de villes sont omis pour conserver l’anonymat des sources.



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Publish date : 2025-01-06 17:15:00

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