Jusqu’à quel point les relations entre la France et l’Algérie peuvent-elles se dégrader ? Pierre Vermeren est historien et professeur à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Il a notamment publié une Histoire de l’Algérie contemporaine, de la régence d’Alger au Hirak (XIX-XXIe siècles) (Poche Nouveau Monde Éditions). Dans un grand entretien accordé à L’Express, il explique que l’escalade inédite franco-algérienne illustre surtout la nervosité d’un régime algérien esseulé en Afrique et au Moyen-Orient, et qui tente de remobiliser sa population tout comme la diaspora en France à travers une surenchère nationaliste, avec des résultats très incertains. Pour le spécialiste du Maghreb, Alger fait ainsi un pari géopolitique périlleux. Mais Pierre Vermeren estime également que la France comme l’Algérie n’ont aucun intérêt à ce que cette crise aille au bout pour des raisons sécuritaires.L’Express : L’actuelle dégradation des relations entre la France et l’Algérie est-elle historique ?Pierre Vermeren : Cette dégradation paraît incroyable. Mais il faut se souvenir que les relations franco-algériennes ont toujours été faites de tensions et de réconciliations. Là, il s’agit d’une tension maximale, en continu depuis la reconnaissance par la France de la souveraineté marocaine sur le Sahara occidental, il y a six mois. Cela rappelle d’ailleurs la crise diplomatique d’il y a un an et demi avec le Maroc, marquée par des coups bas et des attaques par médias interposés. On peut aussi se remémorer les années 1970, avec la guerre du Sahara occidental. A ce moment-là, la France avait immédiatement pris le parti du Maroc, mais en compensation, elle avait aussi négocié des accords pétroliers et gaziers avec l’Algérie. Aujourd’hui, la France n’a plus à offrir que des sanctions et des punitions. Elle ne va en tout cas pas reculer sur le dossier marocain, c’est certain.Derrière ce conflit franco-algérien, on peut surtout voir un régime esseulé. La rhétorique anti-française d’Alger s’adresse en premier lieu au peuple algérien, en second lieu à l’immigration algérienne en France, et seulement en troisième lieu aux autorités françaises. C’est ça la réelle nouveauté de cette crise diplomatique.Comment voyez-vous l’évolution du régime algérien depuis le Hirak [les manifestations de protestation contre le pouvoir] et la fin du règne d’Abdelaziz Bouteflika en 2019 ? Est-il de plus en plus paranoïaque ?Est-ce de la paranoïa ou une lutte des clans ? Au sein du régime algérien, il y a les “Russes” et les “Arabes” contre les “Français”. On peut imaginer une poussée de Moscou qui doit vouloir profiter de cette situation. Par ailleurs, la chute du régime de Bachar el-Assad rend le pouvoir algérien plus nerveux, car la Syrie était son dernier grand allié dans le monde arabe, un ami historique du temps de la guerre froide. Aujourd’hui, exceptée l’Algérie, toutes les grandes républiques socialistes arabes (Égypte, Syrie, Libye ou Irak) sont tombées. L’Algérie se retrouve donc esseulée dans le monde arabe, et a pour alliés des pays comme l’Iran ou la Russie qui n’ont pas très bonne presse. Le régime algérien est peu soutenu par sa population, avec un taux de participation à la dernière élection présidentielle sans doute sous les 10 %. Et au sein de la diaspora en France, ce chiffre serait tombé à 3 ou 4 %. L’hyper-nationalisme actuel du régime doit ainsi être vu comme une tentative de remobiliser sa population, en jouant sur un effet drapeau.Il y a aussi une surenchère avec les islamistes, qui insultent la France depuis longtemps. Tebboune a repris l’argumentaire d’Erdogan qui avait accusé la France de “génocide” en Algérie durant la colonisation. Jamais un président algérien n’avait employé ce terme. Bouteflika avait certes parlé de “crimes de masse” ou de “génocide culturel”, mais n’était pas allé aussi loin. Tebboune s’est ainsi aligné sur les positions d’Erdogan, qu’on peut considérer comme le chef des Frères musulmans. Cela veut dire qu’il y a une forme de compétition pour savoir qui sera le plus anti-français et le plus nationaliste, d’où cette fuite en avant idéologique du régime algérien.Mais cette rhétorique anti-française fonctionne-t-elle ?Au sein de la diaspora algérienne en France, manifestement non. Je ne vois pas d’adhésion massive chez les personnes d’origine algérienne présentes sur notre sol. Cela concerne plusieurs millions de personnes, et il y a bien sûr des cas très différents. Mais parmi ceux qui sont intégrés depuis des générations et même parmi les Franco-Algériens, on voit surtout de la gêne. Ils redoutent que cette crise diplomatique ait des conséquences directes pour eux. D’autant plus qu’en riposte, les droites françaises s’en prennent de plus en plus aux filières d’immigration algérienne.Le pouvoir algérien ne bénéficie pas du soutien des libéraux et des démocrates. Le régime traite très durement les Kabyles, les accusant même d’avoir fomenté le Hirak depuis la France. Mais il n’a pas non plus le soutien des islamistes. Le bloc FNL en Algérie repose sur l’appareil d’État, l’armée, la police. Mais en France, il manque de relais. Ces dernières années, il a organisé des réunions dans les consulats algériens pour mobiliser les cadres. Même chose avec le réseau des mosquées ou les sportifs. Le régime essaie de ne pas perdre le contact avec la population d’origine algérienne en France. Mais je ne pense pas que cette surenchère actuelle soit le meilleur moyen pour y parvenir, car celle-ci risque en premier lieu d’en pâtir.Et en Algérie même ?C’est difficile à dire pour l’instant, car n’y a pas de sondages, pas de liberté d’opinion. Le pays est verrouillé. Mais cette rhétorique anti-française a ses limites. Les Algériens y sont biberonnés depuis l’école, à travers les cours d’histoire ou de religion. Ils n’en peuvent plus. Le problème des jeunes de 20 ans, ce n’est pas la guerre d’Algérie. Ils voient bien qu’ils sont dirigés par un régime très anti-français depuis leur naissance. Les Algériens n’imputent donc pas la responsabilité de la situation à la France.L’Algérie est prise dans un piège géopolitiqueLa dernière élection présidentielle a pris des airs de farce, même le président sortant Tebboune s’étant senti obligé de dénoncer des irrégularités… A quel point le régime est-il affaibli ?La stabilité du régime est indexée sur le prix du pétrole. Dans les années 1970-1980, l’Algérie se portait bien. Mais le “contre-choc pétrolier” de 1986 a débouché sur les manifestations d’octobre 1988, puis sur la guerre civile des années 1990. Sous Bouteflika, le pays s’est de nouveau stabilisé. Le cours du pétrole a commencé à vriller au milieu des années 2010, et quatre ans plus tard, il y a eu le Hirak. Pour l’instant, le pétrole est à nouveau remonté. Mais les généraux et ceux qui dirigent l’Algérie ont parfaitement conscience de la situation. Ils ont une gestion des subventions et des financements totalement indexée sur la rente pétrolière. Sauf que Bouteflika avait beaucoup investi dans le social, les infrastructures, les transports, les villes nouvelles… Mais là, le régime a utilisé la rente pour acheter des armements à Moscou pour des milliards de dollars. L’Algérie est la première armée d’Afrique, elle est suréquipée. Le budget de la défense représenterait 20 % du budget de l’État, et il vient de doubler. Les Marocains y voient un grand danger. C’est une situation qui peut être inquiétante…Un conflit ouvert avec le Maroc serait-il possible ?Pourvu que non. Mais ces dernières années ont montré que quand il y a de gros appareils militaires, le risque est de s’en servir, comme on l’a vu avec la Russie ou la Turquie. Mais l’Algérie a un territoire immense, et il y a la guerre au Sahel comme en Libye. Si elle a des raisons objectives d’être armée pour se protéger… pourquoi se surarmer ?A quel point l’Algérie est-elle aujourd’hui isolée sur le plan diplomatique ?La Tunisie vit sous protection algérienne. Le régime algérien a aussi des liens forts avec la Turquie, la Russie et l’Iran. Les Russes ont obtenu une victoire en réussissant à chasser les Français du Sahel avec des moyens dérisoires. Le pourrissement de la relation diplomatique entre l’Algérie et la France peut apparaître comme la continuité de ce processus. Mais je pense que le régime algérien fait une erreur. Les Français menaient une politique qui rendait objectivement service aux Algériens en écrasant les salafistes au Sahara. Comme l’armée française a dû quitter la région, les islamistes regagnent du terrain, car Wagner n’a pas les moyens de les contrôler. Aujourd’hui, les Russes profitent de la situation et fournissent des armes. Mais l’Algérie se retrouve à devoir à nouveau contrôler sa frontière sud, alors que l’écran français a disparu. L’Azawad, territoire désertique dans le nord du Mali, est un bon exemple de ces intérêts contradictoires avec la Russie. Les indépendantistes maliens ont tous des passeports algériens, et c’est une question nationale aux yeux d’Alger. Or, le gouvernement de Bamako, allié à Moscou, fait la guerre à ces indépendantistes, et le conflit s’est derechef intensifié une fois l’armée française partie…Cela n’empêche pas le lien entre l’Algérie et la Russie. Tebboune est allé jusqu’à qualifier Poutine d’”ami de l’humanité” et le chef d’état-major Saïd Chengriha se rend régulièrement en Russie…Beaucoup d’officiers algériens ont été formés à Moscou, et connaissent le russe pour des raisons techniques. Cela a débuté dès la guerre d’Algérie. Au sein du régime, il y a un conflit entre les francophones, qui ont de la famille, des biens ou des habitudes en France, et ceux qui ont été formés en Russie. Ils n’ont pas la même vision du monde. Mais, de manière générale, les moins de 40 ans en Algérie, bien loin de la francophonie, ne parlent plus français…Vous semblez penser que les choix géopolitiques faits par l’Algérie sont très périlleux pour elle…Pendant la guerre froide, l’Algérie avait réussi à avoir plusieurs fers au feu, entre la France, les Etats-Unis, l’Union soviétique, la Yougoslavie… Dans les années 1970, elle était un leader du “tiers-monde”, et dominait l’Organisation de l’unité africaine (OUA). Mais aujourd’hui, l’Algérie a reculé en Afrique, d’autant plus que le Maroc y mène une diplomatie très agressive. En plus, elle a perdu ses alliés traditionnels dans le monde arabe. Et de surcroît, depuis la guerre en Ukraine, il y a un choc frontal entre l’Europe et la Russie. En dehors de l’Europe et hormis la Syrie, l’Algérie est sans doute le pays le plus touché par ce conflit. Au temps de la guerre froide, Alger pouvait à la fois jouer la France et la Russie. Mais aujourd’hui, ce n’est plus possible, car la guerre est ouverte entre ces deux pays. L’Algérie est ainsi prise dans un piège géopolitique.Sur le plan personnel, la relation entre Emmanuel Macron et Abdelmadjid Tebboune était pourtant bien partie…Depuis sa première élection, Tebboune a joué la carte de la sympathie avec la France et Macron. Il y a eu une relation personnelle entre les deux présidents. Macron a fait des voyages en Algérie, des grands discours, et a initié la commission des historiens. Les Français se sont bercés d’illusions. Mais les masques sont tombés : côté algérien, plus personne ne répond au téléphone. Il y a des discours violemment anti-français, et les chiens sont lâchés dans les médias algériens.Emmanuel Macron a-t-il fait fausse route en mettant l’accent sur la politique mémorielle ?Les Algériens nous ont enfermés dans deux sujets : les visas et la mémoire. Pendant ce temps-là, le pays menait des échanges industriels avec l’Italie ou l’Allemagne, signait des grands contrats avec la Chine, achetait des armes à la Russie et discutait géopolitique avec les Américains. Achevée en 2019, la Grande mosquée d’Alger a par exemple été conçue par des ingénieurs allemands et le gros œuvre réalisé par les Chinois. Le rapport Stora et les discours de Macron n’ont pas ouvert de nouveaux marchés. La viande, le blé, le gaz importés d’Algérie sont certes des héritages, mais il n’y a pas eu de nouveaux contrats. En dépit des auto-accusations de la France, nous n’avons rien obtenu sur le plan économique.L’Algérie a sans doute sous-estimé Emmanuel MacronEn réalité, le régime algérien ne voulait qu’une chose : que la France demande “pardon”, tout en sachant parfaitement que c’était une ligne rouge pour Emmanuel Macron. Tout ça s’est fait sur fond de chasse à la langue française, avec le passage à l’anglais en primaire et la destruction d’écoles francophones dans le pays. En vingt ans, l’Algérie a cessé d’être francophone.Le revirement de Macron en faveur du Maroc était-il donc inévitable ?C’est un retour à la position normale, qui avait été mise entre parenthèses après l’élection de François Hollande. Juste avant, Nicolas Sarkozy avait négocié un plan de large autonomie au Sahara dans le cadre de la souveraineté marocaine. Mais Hollande et son élève Macron ont cessé de parler au Maroc, et une succession de crises a mis à mal cette relation. Les Marocains ont aussi très mal pris le fait que Benjamin Stora devienne l’historien officiel de Hollande puis de Macron, avec un rôle essentiel pour eux de conseiller pour le Maghreb. Et quand ils ont vu que le chef de la Direction générale de la surveillance du territoire (DGST), Abdellatif Hammouchi, était menacé d’être arrêté à Paris, ils ont pensé qu’il s’agissait d’un coup du gouvernement français. Mais aujourd’hui, nous sommes revenus à la normale dans les relations franco-marocaines.En revanche, Emmanuel Macron n’a peut-être pas mesuré que son soutien au Maroc au sujet du Sahara occidental allait provoquer un tel tsunami. D’autant plus que c’était avant l’élection présidentielle algérienne, qui a souligné à quel point le pouvoir algérien était isolé par rapport à sa population. Il faut ajouter que le Maroc manœuvre bien, et joue à fond sur cette division entre la France et l’Algérie.Sur le plan stratégique, la France a plus à gagner avec Rabat. En se réconciliant avec le Maroc, elle se rapproche encore plus des Saoudiens, des Émiratis et d’Israël. Elle reprend aussi pied en Afrique de l’Ouest, car le Tchad, le Gabon, le Niger ou le Mali ont de bonnes relations avec le Royaume. Alors que l’Algérie avait, elle, tout d’un boulet diplomatique, en étant l’amie de la Russie, de l’Iran ou de Bachar el-Assad avant sa chute.La droite française, jusqu’à Gabriel Attal, veut aujourd’hui remettre en question l’accord de 1968. Est-ce toujours un sujet important aux yeux de l’Algérie ?C’est un totem très important pour Alger, car cet accord place l’Algérie dans une position unique. Le régime peut laisser les Algériens rêver à la possibilité d’émigrer. 99 % des étudiants algériens qui viennent en France y restent. Sans ces accords, cela ne serait pas possible. Il y a un vrai privilège migratoire qui a échappé aux différentes réformes en France de l’immigration. Pour le président français, cela reste donc un vrai outil de rétorsion. Le gouvernement peut aussi mettre fin à la disposition permettant à la nomenkatura algérienne, qui dispose d’un passeport diplomatique, de circuler librement en France sans visa. La remise en question de ces deux accords serait une défaite importante pour le régime algérien vis-à-vis de sa population.A quel point la relation entre la France et l’Algérie peut-elle encore se détériorer ?Les enjeux économiques ne sont plus essentiels. Les 8 % de gaz algérien en France peuvent être facilement achetés ailleurs, y compris aux Etats-Unis, et l’Algérie a cessé d’acheter du blé à la France. En revanche, il reste le sécuritaire. Les deux États sont inquiets par rapport aux djihadistes franco-algériens en Syrie, qui ont prouvé leur capacité de nuisance. Et puis il y a les 5 millions de personnes d’origine algérienne qui vivent en France. L’Algérie veut garder le contrôle sur cette population, pour des raisons de sécurité intérieure, tandis que la France ne veut pas braquer ces millions de résidents et concitoyens.L’Algérie a sans doute sous-estimé Emmanuel Macron, ne pensant pas que le président serait capable de changer brutalement de position. Et aujourd’hui, elle prend un risque en instrumentalisant des influenceurs qui tiennent des discours haineux contre la France. C’est une ingérence manifeste. Mais il y a quand même de vraies lignes rouges. Les services de sécurité français sont très inquiets d’une potentielle déstabilisation de l’Algérie. Ils ne souhaitent pas que le régime perde le contrôle et redoutent plus que tout que le pays bascule dans un chaos sécuritaire et migratoire. Et du côté des services de sécurité algériens, on ne veut pas non plus perdre le contrôle sur la population algérienne qui vit en France. Au passage, nous avons mal perçu les conséquences de la fin des imams détachés voulue par Macron. 160 fonctionnaires algériens étaient présents dans les banlieues françaises. En mettant fin à cette pratique à cause des Turcs par une interdiction générale, la France a touché les imams algériens et marocains. Or, pour les autorités algériennes, c’était un moyen de contrôler non seulement l’islam, mais aussi de garder un lien avec leurs émigrés. Cela a donc été perçu comme un acte agressif de la part de Paris.Mais ni la France ni l’Algérie n’ont intérêt à aller jusqu’au bout de cette querelle, car il y a des enjeux qui menacent la sécurité des deux États.Boualem Sansal est une victime collatérale de cette crise. Êtes-vous pessimiste sur son sort ?C’est un homme de 80 ans, manifestement malade, qui est aujourd’hui emprisonné à l’hôpital. Les autorités algériennes disposent d’un moyen très simple de calmer la situation en le libérant. Un scénario plausible est celui d’un rapide procès, d’une condamnation à vie, suivie d’une grâce. Car je ne pense pas que le régime puisse se payer le luxe de le laisser mourir alors qu’il est détenu. Vu son âge et sa condition, il y a des raisons légitimes d’être inquiet. Mais on peut espérer que malgré tout, la raison l’emporte.
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Author : Charlotte Lalanne, Thomas Mahler
Publish date : 2025-01-17 10:30:00
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