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L’Express

André Comte-Sponville : “La proximité de la mort me donne un sentiment de légèreté”

André Comte-Sponville à son domicile parisien le 7 janvier 2025




Passer du temps en sa compagnie vous donne le sentiment (l’illusion ?) d’avoir gagné quelques modestes points de sagesse. Crinière grise, regard mélancolique, phrasé limpide de celui qui se sait sûr de son propos, André Comte-Sponville a le physique de l’emploi. Le succès phénoménal du Petit traité des grandes vertus en 1995 l’a imposé comme le champion d’une philosophie rigoureuse, mais accessible à tous, et qui aux théoriciens à la mode a toujours préféré la fréquentation des Anciens. Longtemps enseignant à La Sorbonne, il a quitté l’université pour vivre de sa plume et de conférences en entreprises. A 72 ans, André Comte-Sponville publie L’Opportunité de vivre (PUF), présenté comme ses “ultimes études”. On y retrouve ses maîtres : Epicure, Spinoza, surtout Montaigne, mais aussi son ancien professeur Marcel Conche.Dans un grand entretien accordé en primeur à L’Express, l’intellectuel évoque son sentiment de légèreté alors que la mort approche. Il explique sa philosophie matérialiste qui ne renie pas la spiritualité ou la morale judéo-chrétienne, mais se méfie des religions, et notamment aujourd’hui de l’islam. Ce libéral de gauche analyse aussi les maux politiques de la France. L’ancien communiste déplore que la gauche n’ait toujours pas su évoluer sur la question du capitalisme, ironisant sur les débats politiques actuels : “Si, quand j’avais 20 ans, on m’avait dit que cinquante ans plus tard, le principal problème des Français serait l’âge de départ à la retraite, cela m’aurait affligé.”L’Express : Ce livre regroupe vos “ultimes études” philosophiques. Pourquoi vouloir mettre un frein à l’écriture, alors que vous êtes un jeune septuagénaire ?André Comte-Sponville : J’arrête les articles qui traitent de l’histoire de la philosophie, donc des grands philosophes du passé, ce que j’appelle des “études”. A 72 ans, je n’ai plus l’âge pour cela. Quand la mort approche, on a plutôt envie de travailler sur des choses plus personnelles. En ce moment et pour la première fois depuis cinquante ans, je n’ai aucun livre en cours ni en projet. J’ai publié quelque 8 000 pages, en une trentaine d’ouvrages, donc bien plus que ce qu’un lecteur bienveillant peut avoir envie de lire. Pourquoi en rajouter ? Je rêve depuis longtemps de n’avoir plus besoin d’écrire, parce que la vie me suffirait. Peut-être en suis-je enfin capable ? Ce n’est pas triste, c’est bien !Il y a aujourd’hui 95 000 centenaires au Japon. Ne vous reste-t-il pas beaucoup de temps ?J’ai fait un AVC il y a trois ans, sans aucune séquelle, mais qui inquiète mes médecins. On verra bien ! Quand bien même je vivrais jusqu’à 100 ans, l’essentiel de mon œuvre est derrière moi. Je le dis joyeusement. Si, quand je préparais l’agrégation, on m’avait dit que je vivrais de ma plume pendant des décennies, j’aurais été enthousiaste. J’arrive à un moment où la vie, les bons jours, me suffit. Je n’ai plus besoin d’écrire pour justifier mon existence. Tant mieux ! On n’a besoin de philosopher que parce qu’on n’est pas assez sage. Peut-être le suis-je devenu un peu plus ? Auquel cas je n’aurai pas philosophé en vain. Plus j’aime la vie, moins j’ai besoin d’écrire, et cela me paraît plutôt une bonne chose.Politiquement, comment voyez-vous votre évolution du communisme de votre jeunesse à un libéralisme de gauche ?Comme le dit le philosophe Alain, “la pente est à droite”… Victor Hugo, que j’admire, est une glorieuse exception : il a fait l’inverse, commençant royaliste avant de finir quasiment socialiste. Quant à moi, je reconnais volontiers que je suis moins à gauche que je ne l’étais dans ma jeunesse, ce qui est le cas d’ailleurs de tous mes amis. Je ne suis pas pour autant passé à droite. Le dernier meeting auquel j’ai participé, c’était avec Bernard Cazeneuve, pour les élections européennes. J’ai beaucoup d’estime pour lui, et je me sens proche de son courant, celui d’une gauche sociale-démocrate et libérale. Tant que la gauche française ne se sera pas réconciliée avec le libéralisme, elle se voue aux incantations, dans l’opposition, et à l’échec, quand elle parvient au pouvoir.Vous avez été communiste dans le sillage de Mai 68. Comprenez-vous que des jeunes s’enthousiasment aujourd’hui pour Jean-Luc Mélenchon ?On n’est pas modéré quand on a 17 ans… J’ai trop péché par radicalité, quand j’étais jeune, pour leur reprocher de faire de même. Ce n’est pas grave, ça passera. Vous connaissez la formule fameuse de George Bernard Shaw : “Celui qui n’est pas communiste à 20 ans manque de cœur. Celui qui l’est encore à 40 ans manque de tête.” Disons que je n’aurai manqué ni de cœur, ni de tête [rires]. En vieillissant, on devient moins généreux, moins idéaliste, plus égoïste ou plus prudent. Mais on devient aussi plus lucide, plus réaliste, mieux au fait de la complexité des choses. Que l’égoïsme soit de droite, cela signifie-t-il qu’il faille, pour être de gauche, renoncer à la lucidité, au réalisme ? Je n’en crois rien. C’est pourquoi je continue à me revendiquer d’une gauche modérée et pragmatique.Mon problème avec la gauche française, ce n’est pas tant Mélenchon ou le PS actuel. Tout remonte en réalité à 1981 et 1983. Pendant dix ans, militant communiste, je me suis battu passionnément pour le Programme commun. Le 10 mai 1981, je venais de perdre mon premier enfant, d’une méningite foudroyante ; j’étais en larmes, mais la gauche avait gagné. Or, durant les dix-huit mois qui ont suivi, il y eut trois dévaluations. Avec une politique de gauche traditionnelle, de relance par la demande, la France s’est retrouvée exsangue. Mais en plus, aux élections municipales de 1983, la gauche perdit 31 villes de plus de 30 000 habitants, et se retrouvait déjà minoritaire dans le pays. Je m’étais donc battu pendant dix ans pour un programme qui a tenu dix-huit mois. Certains diront que la gauche a trahi. Mais non ! C’est son programme économique qui était absurde, obligeant le très estimable Jacques Delors au tournant de la rigueur.Quelles différences entre le Programme commun et l’actuel programme du NFP ? Je n’en vois guère de décisives. La gauche n’a toujours pas compris que la politique de la relance par la demande, dans une économie mondialisée, ne peut pas fonctionner. En 1981, ça a coulé la balance commerciale de la France sans créer d’emplois. Pendant les deux septennats de Mitterrand, le chômage a doublé. Jean-Luc Mélenchon continue à vouer un culte à François Mitterrand. Ce dernier, au congrès d’Epinay, prétendait rompre avec le capitalisme. Et chacun sait que la France était tout aussi capitaliste à la fin de son deuxième mandat, en 1995, qu’elle l’était en 1981. Mais le chômage, entre-temps, avait explosé, ce qui a fait le jeu du Front national. Emmanuel Macron, lui, a au moins réussi à faire reculer le chômage. Je ne l’ai rencontré qu’une fois et constate comme tout le monde qu’il a politiquement échoué. Mais je ne comprends pas l’ampleur de la haine à son encontre, alors que son bilan économique est sans conteste très supérieur à celui de Mitterrand, que la gauche française continue de révérer.Mais libéral de gauche, n’est-ce pas contradictoire ?J’aime la liberté, valeur de gauche, et je constate qu’une économie libérale crée plus de richesse qu’une économie étatisée. Or créer de la richesse, c’est la seule façon de faire reculer la pauvreté. L’historien Jacques Marseille, grand libéral et ancien communiste, m’a dit : “Je suis devenu libéral le jour où j’ai compris que le libéralisme était plus favorable aux pauvres qu’une économie socialiste.” Il avait raison. Je ne suis pas ultralibéral ; je pense que nous avons besoin de régulations. Mais c’est bien pour cela qu’il nous faut une gauche modérée, plutôt qu’une gauche prétendant rompre avec le capitalisme, ce qui n’a jamais abouti qu’à des échecs ou à des catastrophes.Peut-on être heureux quand on voit l’état du monde ou l’ampleur de la dette publique française ?Tout dépend de ce qu’on entend par bonheur. Si on entend par bonheur une joie constante (ce que j’appelle la félicité) ou la satisfaction de tous nos désirs (ce que j’appelle la plénitude), il est évidemment impossible d’être heureux en voyant ce qui se passe à Gaza ou en Ukraine, ou en songeant au dérèglement climatique et à l’effondrement de la biodiversité. Mais, pour moi, le bonheur n’est ni la félicité ni la plénitude. Selon les sondages, plus de 70 % des Français se disent heureux. Qui peut croire qu’ils sont toujours joyeux ou pleinement satisfaits ?Une gauche prétendant rompre avec le capitalisme n’a abouti qu’à des échecs ou à des catastrophes.Il faut donc une autre définition du bonheur. La mienne est très simple : le bonheur, c’est le contraire du malheur. Le bonheur, à la limite, personne ne sait ce que c’est : c’est “un idéal de l’imagination, non de la raison”, disait Kant. Mais le malheur, nous sommes nombreux à savoir ce que c’est, puisque nous l’avons vécu. Ce n’est pas un idéal, c’est une expérience, dont je tire la définition suivante : j’appelle “malheur” tout laps de temps où la joie paraît impossible. Vous vous réveillez le matin, vous savez que la joie ne sera pas là de toute la journée, ni les jours qui suivent, par exemple parce que vous avez perdu l’être que vous aimiez le plus au monde, ou parce que vous souffrez atrocement d’une maladie incurable. Le bonheur, c’est le contraire : tout laps de temps où la joie paraît possible. Pas toujours réelle, ne rêvons pas, mais continûment possible. Vous vous réveillez le matin, la joie est là ou elle n’y est pas (pour moi, le matin, elle y est rarement : j’ai des réveils plutôt difficiles). Mais vous savez qu’elle peut venir, durant la journée, et qu’elle viendra sans doute. Ces longues périodes où la joie paraît continûment possible, c’est ce que j’appelle le bonheur. J’y vois une leçon de sagesse. Plutôt que d’être malheureux de n’être pas heureux (“Combien cet horrible mot, “bonheur”, a fait couler de larmes !”, constatait Flaubert), apprenons à être heureux de n’être pas malheureux !En quoi l’opportunité de vivre est-elle indissociable de l’opportunité de mourir ?Si je suis maître de ma vie, je dois pouvoir l’être aussi, dans certaines circonstances, de ma mort. Je ne suis pas un propagandiste du suicide, mais je pense qu’il fait partie des droits de l’Homme. D’où mon combat pour la légalisation de l’euthanasie et du suicide assisté. Le droit de mourir n’est pas la liberté suprême (le droit de vivre est plus précieux) mais la liberté ultime.Les épicuriens et les stoïciens, ces deux grandes écoles hellénistes qui s’opposaient sur tout, étaient d’accord sur le suicide. Ils pensaient que continuer de vivre ou au contraire décider d’en finir, c’est une question d’opportunité plutôt que de principe. J’en suis d’accord. La vie n’est ni un devoir, ni un inconvénient : elle est une chance, un plaisir, un combat, qu’on a le droit d’interrompre quand on veut, puisqu’il est perdu d’avance, mais qu’il convient de poursuivre le plus et le mieux qu’on peut, tant qu’on juge que cela en vaut la peine ou le plaisir.Quand je me bats pour la légalisation de l’euthanasie, comme autrefois pour celle de l’IVG, il y a toujours des imbéciles qui me disent : “Vous choisissez la mort, moi je choisis la vie.” C’est idiot. Entre la vie et la mort, je préfère clairement la vie. Mais comme celle-ci aura de toute façon une fin, mieux vaut avoir le droit d’en choisir, si on le peut, le moment et les modalités. Ce n’est pas une raison pour valoriser à l’excès le suicide. Une opportunité est le contraire d’un devoir : libre à chacun de la saisir ou pas.Montaigne disait qu’il faut “vivre à propos”. C’est-à-dire ?Qu’il faut faire preuve de souplesse, savoir s’adapter au cours changeant des circonstances. C’est ce que j’appelle la sagesse du vent. Quand j’étais jeune, je rêvais d’une sagesse indestructible, à la Epicure ou à la Spinoza. Dans la Lettre à Ménécée et l’Ethique, les deux décrivent le sage comme celui qui n’est jamais troublé, qui vit dans un perpétuel contentement. La vie et Montaigne m’ont fait comprendre que c’était impossible. Epicure parle d’ataraxie, c’est-à-dire d’absence de troubles, y voyant une sérénité qui fait de vous l’égal d’un dieu. A 18 ans, cela m’exaltait. Mais si je vous disais, à 72 ans, que je vis comme un dieu parmi les hommes, vous vous diriez à juste titre que j’ai pété les plombs. Montaigne, qui adorait Epicure, voit bien que son ataraxie, c’est du pipeau. Pour une simple raison, que Montaigne résume en une phrase : “C’est chose tendre que la vie, et aisée à troubler.”Il est illusoire de vouloir se bâtir une citadelle de sagesse, comme le souhaitait Lucrèce, disciple d’Epicure. Il faut au contraire accepter le fait que la vie soit une chose tendre, c’est-à-dire changeante et fragile. “Vivre à propos”, pour Montaigne, c’est vivre au présent. Non pas vivre dans l’instant, ce que nul ne peut, mais dans un présent qui dure et change. “Aller toujours béant après les choses futures” au lieu de “nous saisir des biens présents” est selon lui la “plus commune des humaines erreurs”. Mieux vaut profiter du présent, qui est le seul temps réel, que passer sa vie à attendre l’avenir ! Voyez le dérèglement climatique : mieux vaut agir, ici et maintenant, pour le limiter, que se contenter d’espérer et d’avoir peur !Vous répétez que vous n’avez plus peur de mourir. N’est-ce pas justement une posture de vieux sage ?Je ne suis pas impatient de mourir, ni effrayé à l’idée que cela finira bien par arriver. J’adore la formule de Voltaire : “On aime la vie, mais le néant ne laisse pas d’avoir du bon.” En tant que matérialiste, j’ai la conviction qu’il n’y a rien d’autre, après la vie, que le néant. La mort n’étant rien, il n’y a donc rien à en craindre. C’est la pensée d’Epicure : “La mort n’est rien, ni pour les vivants (puisqu’ils sont vivants), ni pour les morts (puisqu’ils ne sont plus).” Intellectuellement, il a parfaitement raison. Avoir peur de rien, c’est idiot. Mais c’est aussi une définition de l’angoisse. Je ne vous jure pas que sur mon lit de mort, je ne serai pas angoissé. Quoi de plus normal ? Mais on ne va pas passer sa vie à fantasmer sur ce qu’on fera sur son lit de mort ! Aujourd’hui, quand je pense à ma disparition, il n’y a pas d’angoisse. J’ai bien plus peur de la grande vieillesse, du handicap, du déclin. Je préfèrerais mourir en bonne santé que me survivre à moi-même en devenant sénile ou impotent. J’ai parfois fréquenté les Ehpad, pour des raisons familiales : l’idée d’y vivre m’effraie bien plus que la mort. La loi sur la fin de vie ne sera satisfaisante que si elle inclut le droit de mourir, si on le souhaite, au moment où on se fait diagnostiquer, par exemple, une maladie d’Alzheimer.Je préfèrerais mourir en bonne santé que me survivre à moi-même en devenant sénile ou impotent.Pourquoi vous définissez-vous comme “athée non dogmatique et fidèle” ?Athée parce que je ne crois en aucun Dieu. Non dogmatique, parce que je reconnais que je peux me tromper (mon athéisme est une opinion, une conviction, pas un savoir). Et fidèle, parce que je reste attaché aux valeurs morales et spirituelles qui sont nées au sein des grandes religions, et en particulier, du fait de mon histoire, dans la tradition judéo-chrétienne. Nul besoin de croire en Dieu pour être attaché au message humain des Evangiles ! Dans ma jeunesse, après Mai 68, la morale judéo-chrétienne était mal vue : on lui reprochait d’être culpabilisatrice, voire castratrice, alors même que les Evangiles ne disent à peu près rien sur la sexualité. Mais quand j’ai eu des enfants, j’ai vite compris que je devais leur transmettre des valeurs, qui rejoignaient pour l’essentiel celles que j’avais reçues. Je l’assume tranquillement. La seule façon d’être fidèle à ce qu’on a reçu, c’est évidemment de le transmettre.Etes-vous inquiet face à une recrudescence du religieux ?L’athéisme progresse aussi ! Même s’ils restent minoritaires, il n’y a jamais eu autant d’athées, y compris aux Etats-Unis ou en Afrique du Nord. Ce qui est en jeu, c’est moins une recrudescence des religions que celle de leurs manifestations les plus spectaculaires, voire les plus violentes dans le cas de l’islamisme. C’est un vrai danger. Si on entend par “islamophobie” non pas le racisme antimusulmans, qui est haïssable, mais la peur de l’islam, alors je suis islamophobe. Ce qui ne m’empêche pas d’avoir peur aussi des extrémistes évangéliques, en Amérique, ou hindouistes, en Inde. En vérité, je me méfie de toutes les religions, sans mépriser pour autant les croyants. Il va de soi que les musulmans ont les mêmes droits et la même dignité que les chrétiens, les juifs ou les athées. Mais force m’est de reconnaître que l’islam, aujourd’hui et dans nos pays, me paraît plus dangereux, donc plus à craindre. Voyez ce qui se passe en Iran, en Afghanistan, en Turquie, souvenez-vous du Bataclan, de l’Hyper Cacher et de Charlie Hebdo… Voltaire s’est battu contre l’Inquisition catholique. Nous faisons de même contre l’islamisme. Mais on ne peut guère combattre efficacement l’islamisme si on s’interdit toute critique de l’islam. Voltaire, se battant contre l’Inquisition, n’avait pas peur de s’en prendre aussi au christianisme !Qu’est-ce que la spiritualité ?C’est la vie de l’esprit (spiritus, en latin), spécialement dans son rapport à l’infini, à l’éternité, à l’absolu. Que je sache, les athées n’ont pas moins d’esprit que les autres ! Pourquoi auraient-ils moins de spiritualité ? Vous regardez le ciel, par une nuit claire : vous êtes au cœur de l’infini, et cela vous fait quelque chose, croyant ou non. Cette émotion m’intéresse, comme les mystiques ou la méditation. Que les jeunes prient ou méditent, cela ne me choque nullement. La spiritualité fait partie de la condition humaine. Ce n’est pas parce que je suis athée que je vais me châtrer de l’âme. On peut tout à fait se passer de religion. Mais se priver de spiritualité, quelle tristesse !Pourquoi suis-je athée ? Pour de nombreuses raisons, mais notamment parce que croire en Dieu, montre Freud, c’est prendre ses désirs pour la réalité. Le christianisme nous promet la satisfaction de nos désirs les plus chers : 1) ne pas mourir, ou ressusciter ; 2) retrouver les êtres chers que nous avons perdus ; 3) être aimé. Que demander de plus ? Rien, bien sûr ! Mais justement : une croyance qui correspond à ce point à nos désirs les plus forts, il y a tout lieu de suspecter qu’elle a été inventée pour satisfaire ces désirs. “La foi sauve, disait Nietzsche, donc elle ment.”Dans les années 1990, vous avez quitté l’université pour faire des conférences, notamment en entreprise. Est-ce une place appropriée pour un philosophe ?J’ai créé un métier [rires] ! Je fais partie de ceux qui ont fait entrer la philosophie dans l’entreprise. En 1995, le succès du Petit traité des grandes vertus – 300 000 exemplaires en grand format – m’a permis de ne plus avoir à enseigner pendant plusieurs années. Ma vocation n’était pas de faire cours et de corriger des copies, mais d’écrire. J’ai donc quitté La Sorbonne. Quelques années auparavant, j’avais reçu un coup de fil de Jean-Louis Servan-Schreiber, patron de L’Expansion. Il voulait m’inviter à un forum de son journal à Salzbourg, en Autriche, avec tout le CAC 40. J’ai refusé. Jean-Louis me fit alors une proposition financière que je n’étais pas en état de refuser. Je suis arrivé sur le tarmac à Roissy en ne connaissant personne. A Salzbourg, j’ai fait ma conférence devant Raymond Barre, Michel Rocard et beaucoup de grands patrons. Il se trouve que ce que j’ai dit les a à la fois secoués et intéressés. Puis L’Expansion a fait sa Une sur mon texte, sous le titre “Le capitalisme est-il moral ?” J’étais lancé dans ce monde-là, qui n’est pas le mien. Les propositions, dès lors, se sont multipliées. Un jour, j’expliquai à Jean-Louis qu’il fallait que j’apprenne à dire “non” face aux sollicitations trop nombreuses. Il m’a répondu : “Ce n’est pas ‘non’ qu’il faut apprendre à dire, mais ‘combien ?'” Pour moi, qui venait de La Sorbonne, c’était un choc, voire une obscénité ! Mais j’ai appris, peu à peu, à avoir un rapport déculpabilisé à l’argent. Cela fait plus de trente ans que je vis de ma plume et de mes conférences : bien loin d’en avoir honte, j’en suis fier !Combien d’enseignants ou de chercheurs ont quitté l’université ou la France pour être enfin payés correctement ? Est-ce l’intérêt du pays ? Est-ce l’intérêt de nos étudiants ? Les intellectuels sont comme tout le monde : ils ne sont pas mus uniquement par l’amour de la vérité ou de leurs prochains, ni indifférents à leurs propres intérêts. Il faudra bien que l’université française finisse par le comprendre.Les jeunes qui m’abordent dans la rue me parlent de mes conférences, qu’ils ont vues sur YouTube ou TikTok, et de l’intérêt qu’ils y trouvent. Cela me touche et me réjouit. De jeunes philosophes, aujourd’hui, suivent cette voie. Tant mieux. Le monde de l’entreprise a besoin de philosophes, et les philosophes ont besoin de se réconcilier avec le monde de l’entreprise. Beaucoup, qui n’y connaissent rien, en disent du mal. Intellectuellement, ce n’est guère satisfaisant : pourquoi critiquer ce qu’on ne connaît pas ? Moi, plus j’ai connu ce monde, plus il m’a intéressé. Un chef d’entreprise, c’est quelqu’un qui n’a pas de doctrine, qui n’a que des problèmes. Cela vaut mieux que certains universitaires, qui n’ont que des doctrines !Comprenez-vous que tant de Français s’opposent au recul de l’âge du départ à la retraite, alors même que l’espérance de vie est aujourd’hui proche de 80 ans pour les hommes et 85 ans pour les femmes ?J’ai débattu avec un jeune rappeur qui s’intéressait à mes livres. Je lui demande comment il va. Il me répond : “Pas très bien, avec cette réforme des retraites.” J’ai réagi : “Merde, vous avez 24 ans, il y a des choses plus importantes que l’âge de départ à la retraite, qui sera de toute façon modifié trois ou quatre fois d’ici à ce que vous soyez concerné !” Si, quand j’avais 20 ans, on m’avait dit que cinquante ans plus tard, le principal problème des Français serait l’âge de départ à la retraite, cela m’aurait affligé. Alors même qu’on a gagné vingt ans d’espérance de vie depuis 1946 ! Et que le climat et la biodiversité sont des problèmes tellement plus graves !La deuxième réforme de Macron était sans doute mal bricolée, et moins intéressante que la première. Mais il y a bien un problème de financement : la France ne peut pas indéfiniment dépenser plus d’argent qu’elle ne produit de richesses. Si le bilan de Macron est positif en ce qui concerne le chômage et les investissements étrangers en France, on ne peut pas en dire autant concernant la dette publique. En 2020, pendant le confinement, j’ai choqué en m’insurgeant contre l’affolement exagéré que suscitait cette crise sanitaire et en m’inquiétant du coût économique des confinements, donc de l’aggravation prévisible de la dette. On me le reprocha, à droite comme à gauche : on jugeait scandaleux de parler d’argent à propos de santé. Je l’assume ! Ce n’est pas en ruinant le pays que nous allons sauver nos hôpitaux.A 20 ans, l’idée de rater sa vie est angoissante. Mais, à mon âge, au pire, je raterai ma vieillesse, ce qui n’est pas très grave.Privilégier la santé des vieux (dont je fais partie) plutôt que l’avenir des jeunes, c’est un contre-sens absolu. J’ai critiqué le “panmédicalisme”, qui fait de la santé la valeur suprême. Il n’est pas écrit, dans les Évangiles : “Prenez soin de votre santé comme Dieu prend soin de la sienne.” Ni, au fronton de nos mairies : “Santé, égalité, fraternité”. J’espère ne pas être le dernier à mettre l’amour et la liberté plus haut que la santé ! D’ailleurs, la santé n’est pas une valeur. C’est un bien, quelque chose qui est désirable ou enviable, alors qu’une valeur, elle, rend estimable ou admirable. Je peux envier quelqu’un parce qu’il est plus riche ou en meilleure santé que moi. Mais si je l’admire pour cela, je suis un imbécile. En revanche, j’admire quelqu’un de plus courageux ou généreux que moi. Si quelqu’un disait qu’il n’y a rien au-dessus de l’argent, ça choquerait à juste titre : on y verrait du nihilisme financier. Mais pendant la crise du Covid-19, tout le monde disait qu’il n’y a rien au-dessus de la santé, et ça ne choquait personne. Pour moi, c’est du nihilisme sanitaire. La santé est peut-être le plus grand bien, mais ce n’est pas une valeur : ne comptez pas sur elle pour donner un sens à votre vie, ni pour tenir lieu de morale, de politique ou de spiritualité !Qu’est-ce qu’une vie réussie ?Au contraire de mon ami Luc Ferry, je ne pense pas que ce soit la bonne question. En réalité, toute vie est ratée. C’est ce que disait Sartre : “L’histoire d’une vie, quelle qu’elle soit, est l’histoire d’un échec.” Mais bon, je veux bien vous répondre. Une vie réussie, ou moins ratée que les autres, c’est une vie dans laquelle on ne se pose plus cette question : parce qu’on aime suffisamment la vie, y compris avec ses échecs, pour ne plus se soucier de la réussir ou pas ! Il ne s’agit pas de réussir sa vie, mais d’y être capable d’un peu de courage, d’un peu d’intelligence, et si possible de beaucoup d’amour. Mieux vaut un amour qui échoue qu’une haine qui réussit.Comment comptez-vous occuper le restant de votre existence ?En vivant ! La musique et les livres ont beaucoup compté pour moi. Mais, bizarrement, la proximité de la mort me pousse à moins écouter de musique, même de Bach, Mozart ou Schubert, que je vénère, et à moins lire. Si on vous disait que vous allez mourir demain, vous n’iriez pas vous lancer dans la lecture d’A la recherche du temps perdu. Lire un tel chef d’œuvre à 20 ans, comme je l’ai fait, cela vaut la peine : c’est préparer l’avenir, surtout quand on veut écrire. A bientôt 73 ans, cela devient moins important. Je préfère profiter de la vie avec mon épouse que me plonger d’urgence dans la lecture des chefs-d’œuvre que je n’ai pas encore lus, comme La Montagne magique de Thomas Mann.Au fond, en vieillissant et tant qu’on est en bonne santé, il me semble que tout devient plus simple. Quand j’ai perdu la foi, à 18 ans, j’eus le même sentiment de simplification : j’étais libéré du regard de Dieu ! Quelle légèreté ! J’ai trouvé ça délicieux. Les croyants me répondent que c’est un regard d’amour. Mais justement ! Lequel d’entre nous accepterait de vivre en permanence sous le regard de sa mère ? Ce serait insupportable.Eh bien, de la même façon, que, dans mon adolescence, je sentais peser sur moi le regard de Dieu, quelques années plus tard je sentais peser sur moi la charge de l’œuvre à faire, donc des livres à écrire. Aujourd’hui, cela ne me pèse plus : l’essentiel est fait. Un jour, j’ai dit à mon ami le philosophe Francis Wolff, qui a mon âge : “On a fait le plus dur !” “Oui, m’a-t-il répondu, mais on a sans doute aussi déjà vécu le meilleur.” C’est probable, mais même ça, c’est une légèreté plus qu’un poids ! Ces périodes de travail et de bonheur que nous avons vécues, personne ne peut nous les reprendre ! A 20 ans, l’idée de rater sa vie est angoissante. Mais, à mon âge, au pire, je raterai ma vieillesse, ce qui n’est pas très grave. Non seulement la mort ne m’effraie pas, en tout cas pour l’instant, mais en plus sa proximité possible ou probable m’allège de tout un tas de soucis, de projets et d’ambitions. Cela me donne un sentiment de légèreté beaucoup moins insoutenable, quoi qu’en dise Kundera, que délectable !L’Opportunité de vivre, par André Comte-Sponville. PUF, 300 p., 24 €. Parution le 15 janvier.



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Author : Eric Chol, Thomas Mahler

Publish date : 2025-01-14 18:45:00

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