Un samedi soir de juin 2016, Thomas Plantenga débarque à Vilnius, en provenance de New York, avec son sac à dos. Transition brutale. D’une mégalopole vivante et animée de plus de 8 millions d’habitants, le trentenaire d’origine néerlandaise passe à une tranquille petite capitale européenne d’un demi-million d’âmes. Après une nuit dans un hôtel au style soviétique, il découvre des rues… vides. Avec le redoux, les habitants ont profité de leur week-end pour se promener dans les forêts environnantes. Le temps libre sera de courte durée. Dès le lendemain, ce consultant prend la direction des bureaux de Vinted, où il a été dépêché par Insight Partners, l’un des investisseurs historiques de l’entreprise lituanienne. La plateforme de vente de vêtements de seconde main, créée en 2008 par Milda Mitkute et Justas Janauskas, est alors en grande difficulté : elle vient de rater son implantation aux Etats-Unis et son chiffre d’affaires végète.Avant de partir pour l’Etat balte, Thomas Plantenga s’est plongé dans les données de la société, transmises par les cofondateurs. Le constat est sans appel. “Vous avez un gros problème”, leur assène-t-il. Sur place, sa première impression se confirme. Il a un peu plus d’un mois pour tirer au clair la situation et proposer des solutions, avant de reprendre l’avion. “Ce groupe subissait une pression énorme, mais j’ai trouvé là-bas une culture de gens qui travaillent dur pour construire quelque chose de vraiment utile, avec un état d’esprit similaire au mien”, raconte-t-il aujourd’hui. Le doute, la certitude, l’anxiété… Thomas Plantenga passe par tous les états pour tenter de comprendre ce qui cloche. Puis présente un plan extrêmement agressif pour relancer l’entreprise. “Il reposait sur des recherches et des raisonnements mathématiques, mais c’était un pari énorme”, reconnaît-il.Réduction de 50 % des effectifs, refonte totale du modèle économique, publicité massive à la télévision, fermeture de tous les bureaux à l’étranger… Malgré la dureté de la réponse, les fondateurs de Vinted donnent leur accord. Et qui de mieux que son auteur pour mettre en musique cette nouvelle stratégie ? “Il est extrêmement compétent sur le plan opérationnel. Il était mon bras droit chez OLX [NDLR : un site de petites annonces basé à New York et Buenos Aires]. Dès qu’un obstacle apparaissait, il trouvait la parade”, loue l’entrepreneur français Fabrice Grinda, cofondateur du fonds FJ Labs spécialisé dans les places de marché – par lequel Thomas Plantenga est passé – et investisseur dans la plateforme lituanienne.De New York à VilniusChez Vinted, le consultant est dans un premier temps recruté comme directeur de la stratégie. Il est nourri, logé, mais pas rémunéré. La feuille de route, elle, est déroulée, malgré quelques frayeurs. Les frais pour les vendeurs sont supprimés, au profit d’une faible taxe payée par les acheteurs. Les ventes d’un pays à un autre sont facilitées. En Allemagne, son premier marché, la plateforme lance une grande campagne de publicité à la télévision. Rien à faire, les transactions ne décollent pas. L’échec est cuisant. Comme un baroud d’honneur, la start-up reproduit le même dispositif en France. Cette fois, les chiffres s’envolent. Alors qu’il devait rester cinq semaines, Thomas Plantenga finit par s’installer à Vilnius. En 2017, il est nommé directeur général du groupe.Sept ans plus tard, Vinted est devenu le leader de la mode de seconde main en Europe. Rentable depuis 2023, le groupe a enregistré un chiffre d’affaires proche de 600 millions d’euros, en hausse de plus de 60 % par rapport à l’année précédente. L’Hexagone fait désormais figure de vitrine et tire la croissance, avec le Royaume-Uni. A posteriori, Deven Parekh, le directeur général d’Insight Partners, reconnaît que le ticket que son fonds d’investissement avait pris dès 2014 – 27 millions d’euros, en duo avec le premier partenaire de Vinted, Accel Partners – était une gageure. “Pour être honnête, dans les premières années, nous avions même déprécié la valeur de la participation dans nos comptes, car l’entreprise n’avait pas répondu aux attentes et n’avait pas encore trouvé comment monétiser efficacement son modèle. Il y avait déjà des exemples de réussite sur le marché de la seconde main, comme eBay, mais le principal handicap de Vinted était dû à la valeur moyenne des commandes, très faible”, raconte l’investisseur, qui peut aujourd’hui se féliciter de sa mise précoce.Changement de modèleEn pivotant à 180 degrés la stratégie, Thomas Plantenga a donné un nouvel élan à la plateforme. Car pour qu’un tel modèle d’affaires, entièrement gratuit pour les vendeurs, fonctionne, il faut un volume de transactions extrêmement nourri. Vinted compte aujourd’hui plus de 100 millions d’utilisateurs sur le Vieux Continent, contre 3 millions seulement en 2014. “Nous avons su tirer parti des effets de réseau en connectant les pays à travers l’Europe. Plus il y a d’acheteurs, plus il y a de vendeurs, et vice versa”, illustre Adam Jay, le CEO de Vinted Marketplace. Là encore, l’ancien consultant néerlandais a apporté sa patte. “Avant son arrivée, les transactions étaient uniquement nationales. Il a intégré des traductions automatiques pour les annonces et les communications entre utilisateurs. Quant à l’envoi de colis sur tout le continent, il a été généralisé, détaille Fabrice Grinda. C’était très coûteux, mais cela a transformé différents marchés nationaux en un seul, européen, créant ainsi la première plateforme capable d’atteindre une taille comparable à celle des grandes entreprises américaines.”Une performance qui n’a pas échappé aux investisseurs. En 2019, la valorisation de Vinted atteint le milliard de dollars, faisant de la jeune pousse la première licorne lituanienne de l’histoire. En octobre dernier, après avoir cédé 340 millions d’euros d’actions à un consortium mené par le gestionnaire d’actifs américain TPG, Vinted est désormais valorisé 5 milliards. “Lorsqu’une entreprise peut générer ce niveau de fidélité et passer d’une habitude occasionnelle à une pratique essentielle, vous obtenez de très forts effets de réseau et des économies d’échelle”, explique Andy Doyle, associé chez TPG.Vinted : une croissance fulgurantePlus de 23 millions d’utilisateurs en FranceLa force de Vinted réside dans son interface, extrêmement simple d’utilisation. Un prérequis car le vendeur s’occupe de tout : la description de l’article, la photo, la mise en ligne, l’envoi du colis… “Le numérique a apporté un grand avantage : il permet de mettre directement en relation l’offre et la demande, ce qui rend la seconde main beaucoup plus accessible, précise l’économiste Philippe Moati, cofondateur de l’Observatoire société et consommation. Lorsque l’on cherche à aider les gens à faire le premier pas, la simplicité est essentielle. C’est d’ailleurs ce qui a pénalisé eBay, dont le système d’enchères était trop complexe et qui a fini par régresser.”En France, plus de 23 millions de personnes utilisent Vinted. “Aujourd’hui, la seconde main s’est démocratisée et touche toutes les générations. Ce n’est plus un phénomène de niche”, assure Perrine Desmichel, professeur adjoint de marketing à l’ESCP Business School. Avec quels moteurs ? Des prix plus abordables que le neuf ? Une empreinte environnementale plus limitée ? Si Vinted revendique son impact écologique positif, gare à l’effet rebond. “Des études montrent que la motivation principale des consommateurs reste économique. La baisse des prix encourage la surconsommation. Paradoxalement, alors que la logique voudrait que le marché de l’occasion réduise la consommation de neuf, il peine à jouer ce rôle de substitution”, indique Sihem Dekhili, directrice de l’Institut Mode éthique et consommation écologique de l’Essca.Les marques de prêt-à-porter ont, elles, dû réagir face à la montée en puissance de Vinted. Toutes ou presque ont lancé ces dernières années leur propre offre, en interne ou avec l’aide d’un prestataire. “La seconde main prend des parts de marché aux acteurs traditionnels et ses adeptes expriment une défiance envers les prix affichés par les marques”, note Gildas Minvielle, directeur de l’Observatoire économique de l’Institut français de la mode. Sauf que le secteur semble reproduire les erreurs du passé. Il a déjà raté le train de l’e-commerce qui a entraîné, depuis la crise sanitaire, la faillite de nombreuses enseignes dont, parmi les plus emblématiques en France, Camaïeu, Gap et Esprit.Celui de la seconde main semble aussi lui échapper. “Plus une plateforme numérique est grande, plus elle devient attractive, et plus elle attire de nouveaux utilisateurs. C’est un cercle vertueux pour elle, qui rend dans le même temps les acteurs physiques encore plus vulnérables”, juge Philippe Moati. La place prise par la seconde main pousse aussi les enseignes à monter en gamme. “Les marques ont tout intérêt à proposer des produits de qualité, non seulement pour les vendre, mais aussi pour favoriser leur revente”, explique Yann Rivoallan, président de la Fédération française du prêt-à-porter féminin.La concurrence a la vie dureLa force de frappe de Vinted et de Leboncoin ne laisse que des miettes à la concurrence. Geoffroy d’Autichamp en a fait l’expérience, le conduisant à déposer le bilan de Barooders l’été dernier. Cet entrepreneur avait l’ambition de créer avec son associée le “Vinted du sport”. “Le modèle originel repose sur des petits paniers d’achats avec de très gros volumes, résume-t-il. Avec une niche spécialisée, c’est beaucoup plus complexe.”Pour exister sur ce marché, il faut réussir à se différencier. Avec son frère Fabien, Vincent Huché-Deniset a lancé en 2022 la plateforme Paradigme. La start-up achète aux vendeurs leurs vêtements de marque, puis s’occupe de l’authentification des produits, de leur remise en état si nécessaire, puis de leur mise en vente. Avec un argument : “Sur les plateformes entre particuliers comme Vinted, l’expérience d’achat, loin d’être comparable à celle du neuf, n’est pas toujours au rendez-vous.” Chez Paradigme, les photos sont prises par un professionnel, les descriptions détaillées et l’emballage d’envoi comparable à ce que l’on peut attendre d’un site professionnel. La start-up a développé en parallèle des partenariats avec des institutions comme le BHV et les Galeries Lafayette, pour revendre les vêtements de seconde main qu’ils récoltent auprès de leurs clients.Loin de se reposer sur ses lauriers, Vinted sait aussi se montrer offensif afin d’augmenter ses parts de marché. En 2023, la licorne lituanienne a lancé un service de vérification des produits de luxe. Une manière de marcher sur les platebandes du pionnier français Vestiaire Collective, créé un an après lui. “Nous sommes très différents. Leur offre va de la fast fashion à Hermès, alors que nous sommes une plateforme dédiée exclusivement à l’industrie du luxe. L’habillement est un marché immense, avec des positionnements distincts”, affirme, serein, Bernard Osta, le directeur financier de Vestiaire Collective.En route vers les Etats-Unis ?Avec sa base géante d’utilisateurs, la pépite balte dispose d’un atout majeur par rapport à la concurrence : “Elle permet de faire des tests grandeur nature et de préparer le terrain à de nouvelles améliorations”, remarque Fabrice Grinda. Vinted teste actuellement en Lituanie et en Pologne un service de vérification de produits électroniques. “Ce marché est pointu, car il implique des considérations spécifiques en termes de qualité et de fonctionnement. Cela renforce la confiance de nos utilisateurs”, assure Adam Jay. Au risque de brouiller le message ? “L’histoire de la distribution montre qu’il est essentiel d’être spécialisé. Vinted a très bien réussi sur le segment généraliste. Mais en s’étendant au luxe ou à l’électronique, leur positionnement devient moins clair”, commente un concurrent. Pour réduire ses coûts au maximum, la plateforme a aussi créé Vinted Go, son propre réseau logistique, pour l’instant déployé uniquement en France : 6 000 points de collecte – des casiers installés dans les supermarchés et les Points relais – sont disséminés sur le territoire, couvert à plus de 60 %.Présente dans vingt-trois pays, la plateforme vient tout juste de se lancer en Irlande. “Elle a rapidement intégré les articles en provenance de ce marché, en les mettant en avant sur son site”, souligne Marina Thiébault, doctorante chercheuse en marketing et durabilité à l’ESCP. Après deux tentatives infructueuses, Vinted regarde toujours de près ce qui se fait outre-Atlantique. “Son parcours me rappelle beaucoup celui de Spotify, qui a d’abord affiné et solidifié son modèle économique en Europe, avant de le déployer aux Etats-Unis, une fois qu’il était suffisamment mature”, confie Andy Doyle, de TPG Capital. L’introduction en Bourse n’est pas d’actualité. Mais à l’image du géant chinois de l’utra-fast fashion Shein, qui vise une arrivée sur la place de Londres au premier semestre, la piste pourrait être explorée. L’occasion fait le larron.
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Author : Thibault Marotte
Publish date : 2025-01-12 16:00:00
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