Paru en anglais en 2024, Génération anxieuse (Les Arènes) du psychologue américain Jonathan Haidt a fait beaucoup de bruit dans la communauté scientifique. Le livre a notamment joué un rôle clé dans l’adoption d’une loi en Floride interdisant l’accès aux réseaux sociaux aux moins de 16 ans (sauf autorisation parentale), entrée en vigueur le 1er janvier. Certaines parties sont particulièrement intéressantes. Jonathan Haidt explore l’idée que la génération Z est surprotégée dans le monde réel mais insuffisamment encadrée dans le monde virtuel. L’auteur voit le smartphone comme un outil de contrôle parental plus qu’un vecteur d’émancipation. Souvent donné pour sécuriser les déplacements ou limiter le temps passé à “traîner” dehors, il offre une illusion de contrôle aux parents tout en exposant les enfants à un “Far West” numérique : peu de règles, des risques accrus pour leurs données, leur santé mentale et leur intégrité psychologique.Haidt invite également à une introspection sur l’usage des smartphones par les parents eux-mêmes, soulignant que ces appareils ne devraient pas perturber les interactions sociales essentielles au bon développement des jeunes enfants. Il aborde aussi les risques associés à la puberté des adolescents qui entraîne des modifications de la connectivité cérébrale et une sensibilité accrue aux interactions sociales. Cette phase de leur développement peut les rendre plus perméables aux troubles psychologiques, et particulièrement vulnérables aux réseaux sociaux qui peuvent accélérer les fragilités individuelles avec leurs designs prédateurs.D’autres passages sont très discutables, notamment lorsque l’auteur cherche à établir une causalité en s’appuyant sur des graphiques montrant l’évolution des taux de suicide ou des symptômes de dépression, superposée aux périodes correspondant à l’arrivée des smartphones. C’est un lien causal non étayé par la littérature scientifique. Par exemple, les suicides ne sont pas attribués directement aux réseaux sociaux en l’état actuel des connaissances. De même, la relation entre les réseaux sociaux et la dépression ou l’anxiété semble bien plus complexe. Le problème réside dans le manque de prudence de Jonathan Haidt, qui adopte un raisonnement fallacieux connu sous le nom de post hoc, ergo propter hoc : si les taux de suicide et l’usage des smartphones augmentent simultanément, alors les smartphones seraient la cause des suicides. Ce positionnement relève davantage d’une approche idéologique que scientifique.Education plutôt qu’interdictionCette idéologie se retrouve aussi quand l’auteur évoque la contagion sociale du phénomène trans. Il avance que les dysphories de genre sont peut-être liées à un phénomène de mode et que les réseaux sociaux amènent en particulier les jeunes filles vers cette tendance. Ce propos n’est étayé par aucune étude solide à notre connaissance. Haidt écrit également que les jeunes garçons se réfugieraient dans les jeux vidéo plutôt que de quitter le foyer parental, mais cette affirmation manque là aussi de bases fiables.Parmi les solutions proposées, on retrouve de grands classiques : l’instauration d’une majorité numérique à 16 ans, l’entraide parentale pour retarder l’âge du premier smartphone et les écoles sans téléphones. En revanche, l’absence de propositions autour de l’éducation aux médias est frappante. L’accent mis sur les interdictions risque simplement de repousser les problèmes plutôt que de les résoudre.Opposer le monde virtuel au monde réel est une erreur. Les réseaux sociaux ne sont qu’une extension des dynamiques sociales et culturelles de notre société, amplifiant parfois ses dysfonctionnements. Plutôt que de souscrire à l’idée du “grand recâblage,” je préfère une vision où la société intègre ces espaces numériques, avec leurs dangers et leurs opportunités. Si certains risques, comme l’accès des mineurs à la pornographie, doivent être régulés, d’autres, comme l’influence des réseaux sociaux, nécessitent une véritable éducation aux médias. Une société qui éduque ses jeunes sera toujours préférable à une société qui interdit.Les recommandations aux parents sont pertinentes, bien que l’ouvrage présente des manquements concernant l’éducation aux médias. En conclusion, si certaines parties s’appuient bien sur des études scientifiques, d’autres mêlent opinions personnelles et témoignages. Je recommanderai donc Génération Anxieuse comme un livre d’opinion, en rappelant qu’il s’inscrit dans un contexte social très anglophone.*Séverine Erhel est chercheuse en psychologie cognitive et ergonomie. Elle est membre du Laboratoire de psychologie, cognition, comportement et communication à l’université Rennes 2.
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Publish date : 2025-01-09 15:00:00
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