On avait laissé Frédéric Beigbeder avec ses Confessions d’un hétérosexuel légèrement dépassé (Albin Michel), livre au succès ambivalent : il a plu à un lectorat conservateur mais a valu à son auteur les foudres des néo-féministes. Dans la foulée, Beigbeder a perdu son père. Ecrire aujourd’hui sur ce géniteur insaisissable dans Un homme seul (Grasset, parution le 8 janvier) lui permet de doubler l’analyse psycho-généalogique d’une réflexion sociologique sur une figure aujourd’hui décriée : le mâle blanc du XXe siècle. Pionnier dans le secteur des chasseurs de têtes en France, Jean-Michel Beigbeder (1938-2023) fut un homme d’affaires international, couvert de femmes et doté d’une empreinte carbone à donner des cauchemars à Marine Tondelier. Mais, bien avant cela, il fut aussi un enfant brisé, envoyé par ses parents dans un pensionnat sinistre (Sorèze, dans le Tarn) où l’on se demande jusqu’où allèrent les châtiments, voire les abus. Sans l’excuser, son fils cherche à comprendre cet homme miné toute sa vie par une profonde mélancolie – les transfuges de classe n’ont pas le monopole du spleen…Au bar de l’hôtel des Saints-Pères, où il nous reçoit un matin, Beigbeder a toujours la silhouette et la bonne humeur de sa vingtaine alors qu’il fêtera ses 60 ans dans quelques mois. Le “jeune homme dérangé” des années 1990 a désormais l’âge d’être grand-père. Assagi, mais toujours aussi drôle, il répond à nos questions avec son éternel esprit.L’Express : La mort du père est un sujet intemporel, mais on observe en ce moment une tendance : Clémentine Mélois et Thibault de Montaigu à la dernière rentrée littéraire, Vanessa Springora ce mois-ci. Comment l’expliquez-vous ?Frédéric Beigbeder : Tous ces auteurs que vous citez sont nés dans les années 1970-1980, je suis un peu plus vieux mais nous avons le même cheminement. Ils tentent de savoir qui ils sont, et pour ça on ne peut pas faire l’impasse sur ce qu’ont été ces hommes qui ont connu la guerre ou l’après-guerre, et ont ensuite eu envie de faire exploser toutes les structures (familiales, religieuses, sociales), des schémas qui duraient depuis des siècles. Ma génération essaie de comprendre quelles ont été les conséquences de la libération sexuelle, de la société de consommation, comment c’était pour nous de grandir dans une période de perte des repères, de disparition des structures qui faisaient tenir le monde occidental. Pardon pour cette réponse un peu ambitieuse !En exergue, vous citez Balzac : “La patrie périra si les pères sont foulés aux pieds. Cela est clair. La société, le monde roulent sur la paternité, tout croule si les enfants n’aiment pas leurs pères.” Vous partagez cet avis ?La fin du Père Goriot est déchirante, mais elle raconte le contraire que j’ai vécu : dans le roman de Balzac, les filles récupèrent un héritage et ne viennent pas le voir quand leur père meurt ; à l’inverse, je n’ai hérité de rien et j’étais là avec mon frère à tenir la main de notre père. Honnêtement, je ne voulais pas faire ce livre. J’ai écrit un discours pour l’enterrement de mon père, et des choses me sont revenues. Il y a une émotion incontrôlable à perdre celui sans lequel on ne serait pas là. Des émotions contradictoires vous envahissent et vous inspirent. Cela dit, j’espère que tous les écrivains qui perdront leur père ces prochaines années ne nous infligeront pas leurs 200 pages. Il y a beaucoup de livres sur la mort du père qui me plaisent, mais aussi beaucoup qui m’emmerdent !Quels sont vos préférés ?Franz et François de François Weyergans est l’un des plus beaux. Weyergans dit qu’il a un rapport idolâtre et rancunier avec son père, qui était écrivain comme lui. Ces mots me vont bien, je les lui emprunte volontiers pour qualifier mon propre livre. J’ai lu La Place d’Annie Ernaux, et j’ai trouvé que c’était plutôt réussi : elle est remontée dans mon estime ! Autant Edouard Louis a été trop rancunier et pas assez idolâtre, autant Annie Ernaux a trouvé le bon équilibre. Eric Neuhoff dit qu’il est impossible de rater un livre sur ce sujet, il n’a pas tort : même Alexandre Jardin a réussi Le Zubial…Un homme seul est-il une défense du mâle blanc bourgeois, si décrié depuis quelques années ?Au contraire, je crois que je suis assez sévère avec lui. Dans le milieu bourgeois béarnais dont était issu mon père, né en 1938, on traitait les enfants comme des objets et on les exilait à l’âge de 8 ans dans des pensionnats sinistres. Les parents voyaient leurs enfants deux fois dans l’année. J’ai peu échangé avec mon père. Il était claquemuré, incapable de parler à ses fils. Son enfance l’a fait souffrir, puis il a voulu s’échapper, il a eu ce rêve américain, des vies cachées… Dans mon livre, je ne cherche pas à l’excuser, mais à faire connaissance avec lui. Il a voulu vivre dans une utopie de voitures de sport, d’agences de mannequins, d’hommes d’affaires internationaux. Le capitalisme, la jet society, les clubs de dirigeants en costume-cravate qui ne parlent que de fric et de sexe : ce monde à la Mad Men, dont je me suis moqué dans mes livres, c’est le sien.”Le divorce est un cataclysme”Votre père pesait 150 kilos. Le fait que vous soyez si mince est une réaction ?C’est sûr que sa silhouette m’angoissait… Son laisser-aller physique me semblait contraire au dandysme. J’y voyais un manque d’exigence. En étudiant son enfance, j’ai compris que s’y cachait probablement un secret qu’il ne nous a jamais dit, un traumatisme au pensionnat qui expliquerait son obésité. Ce n’était pas de la négligence, mais un appel au secours : il avait toujours trois pull-overs tellement il était frileux, il mangeait tout le temps pour compenser quelque chose dont il ne parlait pas. Je suis assez critique envers l’exhibitionnisme ambiant, mais écrire permet parfois d’aller percer quelques mystères, combler quelques non-dits… On dit que les boomers étaient tous des dingues, des Harvey Weinstein en puissance – et c’est peut-être vrai. Il faut se demander d’où cela venait. Je suis convaincu qu’éduquer les garçons dans des pensionnats n’a pas aidé à former des hommes équilibrés et respectueux. Ils étaient aux mieux victimes de châtiments corporels, au pire d’abus sexuels. En Angleterre, c’est encore le cas. L’élite anglaise n’est constituée que boomers traumatisés.Vous écrivez : “Le divorce est un cataclysme que mes deux parents ont tenu à faire passer pour un non-événement, banal et détendu.” Puis : “La plus grande honte de ma vie est d’avoir fait subir le même sort à ma fille aînée.” La banalisation du divorce vous semble être un fléau civilisationnel ?Vous m’entraînez sur un terrain réactionnaire… J’ai divorcé deux fois. Quand on ne s’aime plus, il faut se quitter, on n’a pas le choix. Mais je n’aime pas qu’on fasse semblant que ce n’est pas grave et que tout va bien, alors que c’est un cataclysme. Pour protéger l’enfant, on lui raconte n’importe quoi, et il grandit dans le mensonge. J’ai attendu l’âge de 40 ans pour apprendre que c’est ma mère qui avait quitté mon père. Je pensais que c’était lui le salaud, alors que l’histoire était plus complexe… Le divorce est un chagrin. En ce qui me concerne, il y a un lien entre le divorce de mes parents et l’écriture, car j’ai commencé à écrire quand mon père nous emmenait en vacances. On le voyait tellement peu qu’il me fallait en garder une trace.Votre père ne s’est vraiment pas du tout occupé de vous ?Quand il venait me rendre visite au Pays basque et qu’il me voyait m’occuper de mes enfants, il était sidéré. Nous sommes la première génération à l’avoir fait. C’est parfois pénible, mais on l’a fait ! Quand on doit jouer au Uno ou aux Lego, le temps peut sembler long… Dans un de mes livres précédents, Un barrage contre l’Atlantique, j’écrivais que mon métier, c’est ramasseur de Playmobil. Nous sommes les premiers ramasseurs de Playmobil de l’histoire de l’humanité.Votre père fut un pionnier de la chasse de têtes en France. Il a brillamment réussi mais est mort ruiné. Dans votre livre, vous n’en donnez pas clairement la raison…Je parle d’une vérification fiscale qui a dû être entreprise sur délation. Au sommet de sa gloire, dans les années 1980, mon père avait des maisons à Londres, New York, Verbier, Paris, Saint-Tropez… Du jour au lendemain, il a tout vendu pour payer une énorme dette fiscale – c’était ça ou la prison. Il a fait fortune et il a tout perdu, ce qui le rend romanesque mais m’a fait me construire sur un sable mouvant. Si des patrons du CAC 40 lisent Un homme seul, ils seront surpris : ils ont dû croiser mon père au Club des Cent, au Siècle, au Travellers, au polo. Il donnait le change : il était cultivé, brillant, original. Jusqu’au bout, quand il a eu la maladie de Parkinson et un cancer, il faisait bonne figure. Personne ne se doutait qu’en fait il ramait, qu’il n’avait plus son mode de vie flamboyant d’antan. Mon père était un homme du XXe siècle qui n’a pas su s’adapter au XXIe siècle.Une émission de télé transformée en tribunal, j’avais trouvé ça hallucinant.Et vous, quelle est votre place dans le paysage littéraire actuel ? Vos Confessions d’un hétérosexuel légèrement dépassé ont été un succès commercial, mais j’ai l’impression qu’elles ont nui à votre image…C’est un livre que j’assume, qui est composite : dans un chapitre, je raconte pourquoi j’ai arrêté la cocaïne, dans un autre je fais une retraite dans un monastère, puis je passe un séjour extraordinaire dans l’infanterie de marine. Cette démarche a été perçue comme un éloge de la réaction, alors que c’est purement empirique : quand on cesse de se droguer, on a besoin de retrouver des structures. Chez les moines et les militaires, je me suis bien senti. Après, j’ai ajouté mon délire hétéro en me présentant comme un obsédé fou des femmes. Je n’avais pas l’impression que c’était scandaleux. La plupart des gens qui ont attaqué ce livre ne l’ont pas lu. Et quand ils le lisent, ils sont très déçus. C’est un livre assez tranquille, le bilan d’un quinquagénaire. Dans Un homme seul, je me demande aussi d’où vient ma fascination pour la beauté féminine, mon goût pour la satire et le sarcasme. Je réponds à mes détracteurs : si vous m’en voulez pour mes Confessions d’un hétérosexuel légèrement dépassé, sachez que tout est la faute de mon père !La promo des Confessions… n’avait pas été de tout repos. A C à vous, Anne- Elisabeth Lemoine et ses chroniqueurs vous étaient tombés dessus…Une émission de télé transformée en tribunal, j’avais trouvé ça hallucinant. Hors antenne, Anne-Elisabeth Lemoine me disait “j’ai adoré ton livre, c’est bien de dire tout ça”, et dès qu’on était en direct : “Comment osez-vous ?” Quelle tartufferie ! Je parle de mes problèmes avec transparence, j’interroge l’atrocité d’être un homme, je m’autoflagelle en me présentant comme un pauvre toxicomane obsédé sexuel qui essaie de se soigner. Et on me répond que je suis un porc dégueulasse, que je ferais mieux de m’écraser et de foutre le camp. C’est fou ! Je crois qu’Un homme seul tente de comprendre ce pétage de plombs et de déconstruire l’hétéro dépassé…Vous avez longtemps travaillé à la télé. Comment jugez-vous l’évolution moralisatrice des émissions de divertissement ?Au risque de vous décevoir, je trouve ça très bien, la morale. Je pense qu’il y a le bien et le mal, et qu’il est préférable de faire le bien plutôt que le mal. C’est un scoop : je suis un individu moral ! En revanche, je n’aime pas qu’on fasse la morale dans les livres et les films. Des œuvres d’art n’ont pas à nous expliquer quoi penser, avec manichéisme. Les journalistes s’abandonnent à une forme de lâcheté par rapport à l’air du temps, ils veulent être dans le camp du bien pour se faire aimer du public. Il y a une tendance à l’aseptisation des artistes, ce qui transforme les interviews en séances d’autocritique ou en procès, c’est un mélange de démagogie et d’inculture – j’y vois une méconnaissance de toute l’histoire de l’art. Les médias traditionnels devraient se méfier : en devenant des endroits où l’on reçoit des leçons de morale, ils poussent le public vers les extrêmes, jugés plus libres, et favorisent à terme l’élection de populistes à la Donald Trump. Heureusement, il y a encore des endroits où l’on peut converser librement, comme nous le faisons là.Vous n’êtes plus l’écrivain à la mode de l’époque de 99 francs et, bien que travaillant pour Le Figaro Magazine, vous ne pouvez pas être une icône de la droite conservatrice. Je dirais que vous devenez peu à peu un François Nourissier pop. Quelle peut être la place d’un Nourissier pop en 2025 ?Tout à fait centrale ! Indispensable ! Blague à part, physiquement, je ne peux plus être ce branché qui se couchait à 6 heures du matin tous les jours. “Nourissier pop”, je trouve ça flatteur ! J’aimais beaucoup ses livres, et je suis triste qu’on l’oublie. Un petit-bourgeois est un chef-d’œuvre – c’est d’ailleurs un livre où il raconte que son père est mort à côté de lui dans un cinéma. Il m’a sûrement influencé, comme Franz et François de Weyergans. Il y a quelques années, un patron de Livres Hebdo, Pierre-Louis Rozynès, m’avait surnommé “François Nourrisson” – il y a donc une continuité dans ce que vous dites. Quand j’étais jeune, je voulais faire partie de ce milieu, être publié, parler des livres des autres, recevoir les nouveaux romans gratuitement par la poste, rencontrer les auteurs que j’admirais, descendre les autres, grenouiller dans ce monde de gens intelligents, marrants, alcooliques… De ce point de vue, je suis heureux : je vis loin de Paris et, quand je viens, je rencontre des gens pas complètement cons, qui ont un autre but dans la vie que le fric. Le monde entier devrait nous envier ce luxe !Je vous prédis qu’Edouard Louis va devenir intéressant.Vers la fin de votre livre, vous écrivez : “Aujourd’hui encore, crier’ouin-ouin’me rapporte du pognon.” Pourquoi vous dénigrez-vous ainsi ? Vous valez bien mieux que ça !C’est un petit pied de nez aux néo-féministes radicales : chaque fois que je parlais de la souffrance intense du mâle blanc quinquagénaire, j’entendais des “ouin-ouin” de manifestantes dans les librairies où je signais. Elles ont raison : je suis un pleurnichard, et c’est mon fonds de commerce depuis Mémoires d’un jeune homme dérangé. Je me lamente sur mon sort, si possible avec quelques blagues pour désamorcer.De nos jours, beaucoup d’auteurs font “ouin-ouin” sans la moindre plaisanterie…C’est l’autodérision qui manque. Le “ouin-ouin” n’est supportable que s’il est suivi d’un “ah ! ah !”. S’il est suivi de “snif snif”, ça ne va pas. La tournure qu’est en train de prendre cette interview !Qui rangez-vous dans la catégorie “ouin-ouin snif snif” ? Edouard Louis ?L’Effondrement, qu’il a fait paraître en octobre, est à mon avis son meilleur livre. J’ai l’impression qu’il va bien évoluer. Il a fait le tour de sa famille, il va falloir qu’il parle d’autre chose. Louis a beaucoup de défauts, c’est le Calimero des lettres, mais il est lucide sur son embourgeoisement. Je vous prédis qu’il va devenir intéressant.Vous qui connaissez bien les deux milieux, êtes-vous d’accord avec Eric Neuhoff quand il dit que les écrivains sont moins susceptibles que les cinéastes ?C’est à relativiser : les nouvelles générations ne sont pas du tout prêtes à être critiquées. Les jeunes sont très douillets, ce que Bret Easton Ellis a bien décrit dans White. J’ai grandi en lisant dans la presse les articles souvent saignants de Renaud Matignon et Angelo Rinaldi. Je tiens l’éreintement pour un art respectable. J’ai d’ailleurs eu la chance d’être descendu par Rinaldi pour Windows on the World. J’en avais été blessé mais honoré. Il faut de la polémique, ou la littérature mourra.Un peu de culture générale pour finir. Le livre préféré de votre père était Les Thibault de Roger Martin du Gard. L’avez-vous lu ?Oui, et j’ai été très agréablement surpris. C’est ample, impressionnant. Ce n’est pas pour rien que Martin du Gard a reçu le prix Nobel de littérature en 1937. Sur la psychologie des personnages, il est parfois meilleur que Proust. J’ai été touché par la relation des deux frères, par cette famille qui ressemble à la mienne, la description d’un milieu engoncé, hypocrite… Cette saga mérite d’être redécouverte. C’est facile à lire, les phrases y sont moins longues que chez Proust. Et la description du pensionnat, que Martin du Gard compare à un pénitencier, me fait comprendre pourquoi mon père aimait tant ce livre – il devait lui rappeler son enfance…Au début de votre livre, vous mettez en boucle Never Going Back Again de Fleetwood Mac ; à la fin, votre père n’écoute plus que la Sonate pour piano n°16 de Mozart. Vos goûts musicaux évoluent-ils avec le temps ?J’ai travaillé pendant deux saisons sur Radio Classique. N’étant pas tellement mélomane, cela m’a permis de me cultiver, grâce aux morceaux que mes invités passaient dans mon émission. J’ai des goûts de vieux : j’aime la musique baroque, Lascia ch’io pianga de Haendel, les compositeurs français… Pour clore cette interview, j’ai d’ailleurs une proposition à vous soumettre. Je suis favorable à ce qu’on remplace La Marseillaise par Les Indes galantes de Rameau. Relisez les paroles : “Forêts paisibles/Forêts paisibles/Jamais un vain désir ne trouble ici nos cœurs…” Ça ferait un excellent hymne national, vous ne trouvez pas ?Un homme seul, par Frédéric Beigbeder. Grasset, 213 p., 20 €. Parution le 8 janvier.
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Author : Louis-Henri de La Rochefoucauld
Publish date : 2025-01-05 08:00:00
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