Chapitre 1 – La conférence de rédactionMercredi 12 juin 2024. Journalistes et dessinateurs prennent place autour des tables boisées, installées bout à bout. A Charlie Hebdo, la conférence de rédaction est consacrée au positionnement du journal dans la séquence, trois jours après la dissolution surprise de l’Assemblée nationale voulue par Emmanuel Macron. Le Rassemblement national est en bonne voie pour rafler Matignon. Le Nouveau Front populaire – l’alliance des gauches, socialistes et insoumis, en passant par les communistes, les écolos, Génération.s ou encore le NPA – vient, lui, de voir le jour. “Charlie” n’a pas pour habitude de donner de consignes de vote, mais le moment est jugé grave. A la veille de la réunion, quelques historiques de la maison et autres nouveaux venus prennent langue par téléphone. “On pourrait proposer que le journal soutienne le NFP…”, suggère-t-on dans le combiné. Parfois les interlocuteurs tombent d’accord, parfois ils font la moue… Tout en convenant de l’opportunité de débattre de la question.Alors ce mercredi, plusieurs journalistes avancent leurs arguments : un “soutien critique” de Charlie à l’alliance des gauches, avec “quelques réserves et mises en garde sur la laïcité”, chère à la rédaction athée. Le directeur de la publication, Riss, oppose une fin de non-recevoir. Les esprits s’échauffent. Les noms d’oiseaux fusent, une chaise vole. Une tablette graphique se brise sur le sol. Le directeur de la publication quitte prématurément la salle. Le 14 juin, la représentation du personnel s’inquiète de la “dimension démesurée” de l’événement. La ligne du journal est affichée moins de deux semaines plus tard. “L’enjeu de cette élection est double : s’opposer au Rassemblement national, mais aussi débarrasser la gauche de ceux qui la prennent en otage depuis des années”, écrira Riss dans l’éditorial du 26 juin (“Si Charlie Hebdo n’en parle pas, qui le fera ?”) Le débat vit tout de même : la veille sur le site, une carte-blanche signée par une journaliste dénonce “la stratégie dangereuse du ni-ni”.Entre la gauche et Charlie Hebdo, les relations sont pour le moins contrariées. Et pourtant, Gérard Biard, le rédacteur en chef, l’assure : “Charlie, c’est un journal de gauche, qui va du très rouge au presque rose pâle en passant par le vert. D’où les engueulades. Nous ne sommes pas d’accord sur tout, mais nous le sommes sur l’essentiel : la laïcité, l’universalisme, la raison plutôt que la croyance, le refus des dogmes, y compris les dogmes politiques, fussent-ils de gauche…” Mais un sentiment de trahison perdure à l’égard de leur camp : “On a constaté la dérive d’une partie de la gauche. Pas toute, mais une partie non négligeable.”Aujourd’hui, Mélenchon défend des choses qu’il combattait hier violemmentIl y a bien sûr cette gauche dont ils n’attendent rien. Celle de certains intellectuels et militants indigénistes et décoloniaux qui, au lendemain de l’incendie des locaux du journal en 2011, appelaient à “ne pas s’apitoyer sur les journalistes de Charlie Hebdo”. Celle d’Edwy Plenel qui, quelques jours après le massacre de la rédaction par les frères Kouachi en janvier 2015, s’en allait à Brétigny-sur-Orge organiser avec le prédicateur Tariq Ramadan (pas encore rattrapé par les accusations de viol) un meeting commun contre “l’islamophobie”. Cette gauche dite “de gouvernement” qui, elle aussi, parfois, a déçu, comme Jean-Marc Ayrault, Premier ministre sous Hollande en 2012, exprimant sa “désapprobation face à tout excès” lors de la republication des caricatures du prophète – “Il n’avait rien compris à ce qu’il se passait !”, fustige aujourd’hui l’ancien Premier ministre Manuel Valls. Car le canard satirique, indifférent aux tabous à bâbord, agit comme un catalyseur de son propre camp. 2011, 2012, ni 2015 ne sont des commencements. SOS Racisme et le droit à la différence, en 1980 ; Creil et l’affaire du foulard islamique dans les écoles en 1989… Déjà, la gauche se fracture. Perd sa boussole.Et puis, il y a ces reniements que l’on n’avait pas vu venir. “Aujourd’hui, Mélenchon défend des choses qu’il combattait hier violemment”, souffle Gérard Biard. Charlie Hebdo a donc durci le coup de crayon contre cet ancien ami et sa famille politique, offrant aux insoumis un prétexte tout trouvé pour accentuer la rupture. “Le journal a changé de ligne éditoriale, ils sont désormais très anti-LFI. Je défends la liberté de nous critiquer, mais je ne vais pas non plus soutenir un journal qui est maintenant contre nous”, affirme le député LFI Antoine Léaument. “Une rédaction a été décimée, s’insurge François Hollande. Riss n’est pas Charb. Les personnalités ne sont pas les mêmes. Riss, courageusement avec de nouveaux journalistes a pris la suite de Charb. Lorsque vous avez été attaqués par des islamistes, vous ne pouvez pas être dans une forme de béatitude et de légèreté. Et le combat pour la liberté d’expression n’est pas sans risques. LFI a pris ses distances avec les principes de laïcité et a montré une tolérance injustifiable avec le port de vêtements et de signes religieux. Il est évident que ce parti est bien peu Charlie. La gauche dans son ensemble doit se départir de cette position sinon elle risque d’être mise dans le même sac”, tacle l’ancien président de la République. Jean-Luc Mélenchon constituait pourtant une figure à part.Chapitre 2 – Les deux camarades”Charb, on m’a demandé de dire quelques mots.” Ces derniers sonnent si juste, le 16 janvier 2015 à Pontoise, aux obsèques du rédacteur en chef assassiné. Voix grave, résonnante, parfois tremblante, la salle sanglote quand Jean-Luc Mélenchon, perché au pupitre, perce le silence : “Tu as été assassiné, comme tu le pressentais, par nos plus anciens, nos plus cruels, nos plus constants, nos plus bornés ennemis : les fanatiques religieux.” Au gré d’une oraison profondément politique, il revendique l’abrogation du délit de blasphème dans la France concordataire puis, s’adressant aux survivants de l’attentat, poursuit : “La laïcité brocardée et les laïcards moqués ont la preuve par Charb de leur sens complet.” Dans l’auditoire, Najat Vallaud-Belkacem et Christiane Taubira, ministres de l’Education nationale et de la Justice, sont assises au premier rang. A la fin de son bref discours, Jean-Luc Mélenchon regagne sa place, en première file, évidemment. “Sa présence nous paraissait évidente”, dit Marika Bret, l’ancienne DRH de Charlie ; l’entourage proche de Stéphane Charbonnier avait, quelques jours après le drame, suggéré au leader de gauche de prononcer l’éloge funèbre. “Combien ne savent pas qui tu es pour nous, Charb !” La phrase entête.Jean-Luc Mélenchon et Danielle Simonnet lors de la cérémonie d’enterrement du caricaturiste de Charlie Hebdo Stéphane “Charb” Charbonnier, le 16 janvier 2015 à PontoiseJean-Luc Mélenchon et Charb : unis par cette amitié si singulière qu’offre parfois la vie politique. Entre le fer de lance d’une nouvelle gauche radicale et laïque, et le dessinateur aux convictions cocos et athées, la convergence d’esprit est puissante. “Ils avaient en commun la bataille pour une égale dignité, le droit au logement, les droits des sans-papiers”, se remémore Marika Bret. Combien de fois a-t-on aperçu Charb aux côtés de dirigeants du Parti et du Front de Gauche, lui qui suivait avec enthousiasme la fondation de ces nouvelles offres, trop libre pour ne jamais s’encarter nulle part ? Entre Mélenchon et Charb, il y avait le rire aussi, et cet intérêt partagé pour la caricature, plus lointain pour l’homme politique qui, lui-même, avait croqué l’actualité pour La Croix du Jura. “Charb ne se considérait pas comme un militant, mais il offrait son trait de feutre”, poursuit Marika Bret. Il avait offert quelques dessins pour les campagnes électorales de son ami. Pour son ancien bras droit, Alexis Corbière, aussi. “Nous avions des liens avec lui, Bernard Maris, Wolinski…”, se remémore l’ancien insoumis. Après les attentats, les liens s’amenuisent avec la nouvelle rédaction.Chapitre 3 – “Le problème, c’est que l’agenda d’Obono est devenu le sien”Juin 2017. Jean-Luc Mélenchon fait son entrée au Palais-Bourbon parmi les 17 députés LFI élus après l’élection présidentielle. A ses côtés, se tiennent les fidèles. Mais également ces auto-entrepreneurs présumés, dont il se méfiera toujours. François Ruffin est un peu nouveau dans la famille. Clémentine Autain a des allures d’électron libre. Alors, conserver son petit groupe parlementaire vaut bien quelques concessions, même si cette dernière s’appelle Danièle Obono. Jean-Luc Mélenchon n’est pas dupe de l’agenda de cette dernière. L’ancienne du NPA avait provoqué sa colère deux ans plus tôt. “Il faut qu’elle se taise, qu’elle arrête de dire des conneries”, confiait-il à quelques-uns de ses plus proches. Une histoire de larmes. “Je n’ai pas pleuré Charlie”, enfin “un peu en pensant aux 12 personnes mortes”, avait déclaré Obono. Qui pleure, en revanche, “en pensant aux ami-e-s et aux camarades qui sont devenu-e-s Charlie”, et “à toutes les fois où des camarades ont défendu, mordicus, les caricatures racistes de Charlie Hebdo”. Elle continuera de provoquer l’agacement du chef, au sujet, entre autres, des stages en “non-mixité raciale” organisés par un syndicat. Bientôt, ce seront les amis de Mélenchon qui le supplieront : “S’il te plaît recadre les choses, Jean-Luc”. Il n’en sera rien. En septembre 2017, il la défendra face à Philippe Val, l’ancien rédacteur en chef de Charlie Hebdo. “C’est une amie, je la respecte, elle sait sur quoi nous sommes d’accord et pas d’accord. Mais je ne ferai pas de police de la pensée […]. Danièle Obono n’a tué personne !” A présent, un ancien compagnon de route soupire : “Le problème, c’est que l’agenda d’Obono est devenu le sien. Il pensait que ce serait l’inverse.”Le leader insoumis s’éprend aussi de Taha Bouhafs. Jean-Luc Mélenchon n’aime rien d’autre que défricher de nouveaux espaces. Ce journaliste militant a plusieurs atouts : il est hyperactif sur les réseaux sociaux, fort d’une communauté solide… Qu’importe si l’intéressé multiplie les saillies contre l’hebdomadaire satirique : “Ces pouilleux de Charlie Hebdo n’existent qu’à travers notre indignation. Cessons de commenter leurs ‘unes’ dégueulasses et ils cesseront d’exister”, tweete-t-il, le 30 octobre 2019. Il a la bénédiction du patron, et d’Eric Coquerel. Le même qui, en 2015, au Parti de gauche, estimait que les marches du 11 janvier 2015 [NDLR : post-attentat de Charlie] étaient “un ciment solide pour construire l’unité du peuple”. Aux législatives de 2022, Bouhafs est investi sous la bannière LFI dans le Rhône, avant de jeter l’éponge, sur fond d’accusation de violences sexistes et sexuelles. Un ancien camarade : “On savait que Jean-Luc Mélenchon l’utilisait, mais on ne pensait pas qu’il y avait là une forme d’alignement politique.”10 novembre 2019. Entre Charlie Hebdo et l’insoumis, une marche de plus vers la discorde. Dans les rues de Paris, voici le leader insoumis manifestant désormais contre “l’islamophobie” – terme qu’il récusait jusqu’alors et qu’il assurait ne pas aimer le jour même – à l’initiative entre autres du Collectif contre l’islamophobie en France, accusé de liens avec les Frères musulmans. Le reste de la gauche est gêné aux entournures par les mots d’ordre du rassemblement. Y compris chez LFI, où Adrien Quatennens et François Ruffin ont séché le rendez-vous. “lls défilaient à leur propre enterrement. Celui d’une gauche en perdition”, écrira Riss le lendemain. A la rédaction, on considère que Mélenchon défile à présent aux côtés de ceux que dénonçait Charb dans sa “Lettre aux escrocs de l’islamophobie qui font le jeu des racistes”, publiée à titre posthume. En est-il devenu un ? “Au moment de cette marche, nous, les tenants d’une ligne républicaine, sommes purgés, évincés ou en phase de l’être”, explique François Coq. En août 2020, Mélenchon cible ceux qui “tout d’un coup, se sont repeints en laïques pour pouvoir détester avec des mots honorables la deuxième religion et tous les musulmans de ce pays”.Jean-Luc Mélenchon participe à une marche près de la gare du Nord, à Paris, le 10 novembre 2019, pour protester contre “l’islamophobie””Ce Charlie-là ce n’est plus celui de mes amis Charb ou Cabu. […] Je déplore que Marianne et Charlie soient devenus les bagagistes de Valeurs actuelles.” Septembre 2020, la rupture est consommée. Dans La Provence, Jean-Luc Mélenchon répond à la dernière Une de l’hebdomadaire, où il est caricaturé aux côtés d’Edwy Plenel et de Tariq Ramadan, test antigénique dans le nez, flanqué du titre “Plutôt Charlie ou Kouachi ?” Au même moment, les survivants de l’attentat du 7 janvier 2015 revivent le drame à travers le procès. Troublante concomitance, c’est à ce moment que Marika Bret est exfiltrée de son domicile en raison de menaces sérieuses. Adrien Quatennens, alors premier lieutenant de Mélenchon, “élevé à la culture Charb”, comme il le dit lui-même, lui textote un message de soutien. Elle l’éconduit. “Je vois déjà arriver les messages du 7 janvier 2025, dont certains vont me faire dresser les cheveux sur la tête”, dit-elle aujourd’hui.EpilogueLa rédaction s’apprête à commémorer la première décennie des attentats, au gré de cérémonies et de rencontres organisées aux quatre coins de la France. Jean-Luc Mélenchon, lui, a achevé sa mue stratégique. L’interdiction de l’abaya dans les établissements scolaires, annoncée à la rentrée scolaire 2023, représente à ses yeux “une nouvelle absurde guerre de religion entièrement artificielle” ; la représentation artistique de la Cène à la cérémonie d’ouverture des JO 2024 risque “de blesser les croyants”. Ses combats laïcards appartiennent au passé. Gérard Biard n’a pas de mots assez durs : “Je suis persuadé que désormais, Charb ne voudrait pas être son camarade.” Entre Charlie et Mélenchon, plus rien n’est pardonné.
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Author : Mattias Corrasco
Publish date : 2025-01-03 15:26:00
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