* . *
L’Express

“La CIA espionne autant la France que le KGB” : dans les coulisses des archives du renseignement

Archives KGB Grumbach




Il fallait être à l’université de Cambridge entre 2014 et 2020. Durant cet intervalle, il était possible de consulter intégralement les archives de Vassili Mitrokhine. Cet ancien colonel du KGB a été l’archiviste en chef du service de renseignement russe entre 1972 et 1984. Méthodiquement, ce désillusionné du soviétisme a recopié ces documents au quotidien, dans l’espoir, un jour, de faire défection à l’Ouest.En 1992, la chute de l’URSS lui offre la chance de sa vie. Il se rend à l’ambassade des Etats-Unis en Lettonie, qui le refoule, puis se tourne vers le Royaume-Uni. Il apporte alors son trésor, des milliers de pages d’opérations du service secret, avec les noms d’agents recrutés de 1917 à 1984. Sa production a été authentifiée dans l’ensemble des agences de renseignement occidentales, auxquelles les Britanniques soumettent leurs découvertes, à partir de 1994. Au Royaume-Uni, en Allemagne ou aux Etats-Unis, ce qu’on commence à appeler les “archives Mitrokhine” donnera lieu à des aveux d’espions à la solde de l’URSS. En France, au contraire, il est rapidement décidé… de ne pas enquêter sur ces trouvailles. Trop sensible.Ces archives donnent d’abord lieu à un livre, Le KGB contre l’Ouest, coécrit par Christopher Andrew, historien spécialiste du renseignement britannique, traduit en France aux éditions Fayard. Mais le souhait de Vassili Mitrokhine était que ces documents soient entièrement accessibles au grand public. En 2014, dix ans après la mort du transfuge russe, l’université de Cambridge ouvre les données à la consultation. Leur contenu a nourri plusieurs enquêtes de L’Express, d’abord, en février 2024, sur la trahison de son ancien directeur, Philippe Grumbach, puis sur l’espionnage politique russe jusqu’à l’Elysée, en décembre dernier.Cyril Gelibter, aujourd’hui docteur en science politique à Paris-Sorbonne, entend parler de ces archives Mitrokhine alors qu’il prépare sa thèse sur l’affaire des armes de destruction massive irakiennes. Il se rend à Cambridge une première fois, puis une seconde. En 2020, l’administration de l’université l’informe que certaines sections des archives Mitrokhine ne sont plus consultables. Application de la réglementation RGPD sur les données personnelles, officiellement. Gelibter a eu le temps de photographier l’essentiel des documents. Il livre aujourd’hui une analyse particulièrement experte sur ces données exceptionnelles, dont une partie reste encore librement consultable.Nos enquêtes sur les espions russes à l’ElyséeEPISODE 1 – Les espions russes au cœur de l’Elysée, nos révélations : comment la DGSI protège les présidentsEPISODE 2 – “André”, l’espion du KGB au journal “Le Monde” : les derniers secrets d’un agent insaisissableEPISODE 3 – Un espion du KGB aux côtés du général de Gaulle ? Enquête sur l’affaire Pierre MaillardEPISODE 4 – Un agent du KGB à l’Assemblée : nos révélations sur Jacques Bouchacourt, alias “Nym”EPISODE 5 – Pierre Sudreau, le ministre très proche du KGB : ces documents inédits qui en disent longEPISODE 6 – Journaliste à l’AFP et taupe du KGB sans le savoir : l’incroyable affaire Jean-Marie PelouEPISODE 7 – Un “espion relais” entre la Mitterrandie et l’URSS ? Les mille vies du “colonel” Harris PuisaisEPISODE 8 – Alexandre Orlov, le diplomate devenu agent d’influence de Vladimir Poutine en FranceEPISODE 9 – Alexandre Benalla et le mystérieux contrat russe : enquête sur ses liens avec les oligarquesEPISODE 10 – Nos révélations sur ces espions russes parvenus au coeur de l’Elysée : “La menace numéro un, c’est…”L’Express : Comment avez-vous eu accès à ces archives du KGB dites Mitrokhine ?Cyril Gelibter : Je préparais ma thèse sur les services de renseignement et les armes de destruction massives en Irak. Je voulais savoir ce qu’en disait le KGB. Evidemment, en m’adressant au service de presse du SVR ou du FSB, je n’aurais rien eu. Je me rends à Cambridge en mars 2018, pour deux ou trois jours. Je suis stupéfait de la masse d’informations disponibles. On y trouve des pages entières avec des listes d’agents du KGB, avec souvent leurs vrais noms, leurs fonctions, leur lieu de naissance, parfois la date de leur recrutement. En décembre 2018, j’examine plus en détail les archives pendant une semaine. J’ai dû consulter 70 à 80 % de l’ensemble du fonds Mitrokhine.Comment sont présentées ces archives ? Par pays, par type d’agents ?Ça dépend. Il y a un classement par zones géographiques, et il y a aussi un classement par thématiques, par exemple le renseignement scientifique et technique, qui fait l’objet d’un traitement à part.Leur contenu est-il conforme à ce qui est écrit dans le livre de référence sur le sujet, Le KGB contre l’Ouest, écrit en 1999 par l’historien Christopher Andrew ?Oui, mais Christopher Andrew n’a pas tout publié dans son livre. Peut-être par manque de temps pour tout trier, mais aussi, à mon avis, avec le souhait d’éviter certains scandales. J’ai découvert par exemple une taupe importante en Indonésie. Selon une note, l’ambassadeur d’Indonésie en URSS, Adam Malik, aurait été recruté par le contre-espionnage du KGB. Il a ensuite été ministre des Affaires étrangères d’Indonésie de 1966 à 1977 puis vice-président d’Indonésie de 1978 à 1983. La note ne précise pas si le KGB continuait à le “traiter” ou non. On voit bien les polémiques qu’aurait suscitées la publication de son nom. Il y a aussi peut-être eu la volonté de servir un certain narratif de la part d’Andrew : celui de la pénétration de l’Ouest par le KGB et celui du machiavélisme des Soviétiques.Ces documents sont-ils encore librement consultables ?Pas tous ! J’ai eu cette surprise en recontactant l’université de Cambridge en 2020 : certains dossiers ont été refermés. Officiellement, il s’est agi de se conformer à la réglementation RGPD sur la protection des données à caractère personnel. Malgré la volonté de Mitrokhine de voir ses archives intégralement publiées. J’ai refait le test récemment, des dizaines de pages ne sont plus disponibles, y compris en ce qui concerne la France.Est-on sûr que ces archives sont authentiques ?Oui, en tout cas, on n’a pas de raison de douter. Vassili Mitrokhine a été soumis à un débriefing exigeant, l’ensemble des services de renseignement contactés ont considéré ses informations comme authentiques. Par ailleurs, elles ont donné lieu à des aveux et des découvertes, en Allemagne, au Royaume-Uni, aux Etats-Unis. En France, il y a le cas de Philippe Grumbach, révélé dans L’Express en début d’année dernière. Dans l’hypothèse d’un faux, il faudrait un mobile. Quel aurait été l’intérêt du KGB de dénoncer une partie de ses agents secrets ? Il n’y en a pas. Je ne crois pas non plus à une désinformation des Anglais. Quel intérêt ?Ne peut-on pas imaginer que certains officiers du KGB aient exagéré les complicités de certains responsables publics dans les pays où ils espionnaient ?Oui, c’est tout à fait possible, et cela a même probablement été parfois le cas. Les résidents du KGB devaient respecter les directives du centre, il pouvait donc arriver qu’ils exagèrent leurs réussites, afin de se conformer aux attentes.Peut-on imaginer que certains agents mentionnés dans les archives aient existé seulement dans l’esprit de ces bureaucrates ?Concernant les personnes mentionnées comme des agents, je doute qu’il s’agisse d’inventions. Le recrutement d’agents secrets était très bureaucratique, il fallait l’accord du centre à Moscou, après une étude. Donc c’est beaucoup plus sérieux. Les cas d’exagération possible concernent davantage les personnalités que le KGB considère comme des “contacts”, sans qu’ils collaborent pleinement.Que penser d’ailleurs de ces “contacts confidentiels” cités comme liés à des “mesures actives”, en fait des opérations de désinformation ou de propagande du KGB ? Pouvaient-ils ignorer qu’on les considérait ainsi ?Oui, la distinction est difficile à faire entre le naïf, le faux naïf, et l’espion. Je précise tout de même qu’elle est dans certains cas possible. Le journaliste Pierre-Charles Pathé a été arrêté en 1979 puis condamné à cinq ans de prison en 1980 pour des articles au service des thèses de l’URSS.Il a été condamné car des versements d’argent ont été mis en évidence. Quelle analyse faire quand ces transactions n’existent pas ?Il y a des indices qui dénotent une relation clandestine, hors du cadre diplomatique “classique”. Déjà, une rencontre avec un agent du renseignement n’est jamais anodine, ce n’est pas une relation diplomatique comme les autres. Il faut dès lors savoir si la personne comprend à qui elle a affaire. Est-ce que ces rencontres sont cachées ? Est-ce que des documents sont échangés ? Est-ce qu’il y a une contrepartie, de l’argent, des cadeaux ou une invitation ?Comment expliquer qu’il n’y ait eu ni enquêtes ni condamnations en France à la suite de la publication des archives Mitrokhine ?Vers 1994, il a été décidé à la DST de ne pas enquêter. Je ne sais pas exactement pourquoi mais c’est une décision très politique, qui a été prise en haut lieu.Et doit-on considérer ces archives comme exhaustives ? Y a-t-il tout ce qui concerne le KGB dans les documents Mitrokhine ?Non, certains dossiers ne sont pas mentionnés. Mitrokhine n’a probablement pas eu accès à tout, et il n’a pas non plus tout noté, il n’en avait pas le temps, il a fait des choix, selon ses centres d’intérêt.Ces archives Mitrokhine attirent l’attention sur l’espionnage russe en France mais y a-t-il d’autres pays qui nous espionnent avec le même succès ?Grâce à Mitrokhine, nous avons davantage d’informations sur l’espionnage russe en France. Mais je ne me fais aucune illusion sur l’espionnage américain. Ils nous espionnent beaucoup ! Les rares révélations sur le sujet, par exemple dans un récent livre de Vincent Nouzille, sont édifiantes. On découvre grâce à des notes, notamment issues de la CIA, que l’ambassadeur Jean de la Grandville livrait des secrets d’Etat aux Américains car il était contre le choix du général de Gaulle de se désengager de l’Otan.On peut aussi se reporter aux mémoires d’anciens de la CIA : il y est indiqué que pendant la guerre froide, ils disposaient de 60 à 80 officiers traitants en France, pas si loin de l’URSS, qui en comptait une centaine. Paris sert aussi de base pour recruter des citoyens étrangers qui sont dans notre pays. Dans ses mémoires, Mission man : life lessons from a CIA operative, B. D. Foley, ex-agent de la CIA en poste à Paris, en donne quelques exemples.De façon plus générale, les Chinois, les Marocains, les Algériens, les Britanniques, les Allemands… tout le monde nous espionne. De façon parfois plus modeste, tous mènent aussi des “mesures actives”, mêlant propagande et désinformation, à notre encontre. Un exemple d’actualité : un “rapport” préparé par le Center for Defence Reforms, un think tank ukrainien dirigé par l’ancien secrétaire du conseil ukrainien de sécurité Oleksandr Danylyuk, qui est également lié au Royal United Services Institute, laboratoire d’idées britannique. Ce rapport met en cause des anciens militaires et officiers du renseignement français qui seraient à la solde des Russes. Sauf que plusieurs des personnes citées – pas toutes – sont pro-Ukraine ! Peut-être pas assez à leur goût.



Source link : https://www.lexpress.fr/societe/la-cia-espionne-autant-la-france-que-le-kgb-dans-les-coulisses-des-archives-du-renseignement-KSUZOJ2J7NFP7FGMM6USF7BPZQ/

Author : Etienne Girard

Publish date : 2025-01-02 15:58:00

Copyright for syndicated content belongs to the linked Source.

Tags : L’Express

.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . %%%. . . * . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . $ $ $ $ $ $ $ $ $ $ $ $ $ $ $ $ $ $ $ $ - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - . . . . .