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L’Express

Business, espionnage et sabotage : la difficile traque de la “flotte fantôme” de Vladimir Poutine

Un bateau de pêche russe dans le port de Kirkenes, le 4 juillet 2023 en Norvège




Quarante-neuf kilomètres de plage maculés de mazout. Deux cent mille tonnes de sols potentiellement contaminés. Vladimir Poutine a bien dû se rendre à l’évidence : les côtes de la région touristique de Krasnodar (sud-ouest de la Russie), qui abritent Sotchi, Anapa et Guelendjik, où se trouve l’un des palais bunker du président, viennent de subir une catastrophe écologique. Ce 15 décembre, le désastre que beaucoup redoutaient s’est produit en mer Noire, dans le détroit de Kertch. Deux pétroliers russes ont fait naufrage au cours d’une tempête : le Volgoneft 212 et le Volgoneft 239, âgés chacun d’une cinquantaine d’années, transportaient plus de 9000 tonnes de pétrole, dont environ 40 % pourrait s’être déversé en mer, selon les autorités russes.Depuis des mois, les capitales occidentales alertent sur le danger que font courir des bateaux délabrés comme ceux-là, utilisés par les Russes pour exporter leur pétrole en échappant au prix plafond (60 dollars le baril) fixé depuis décembre 2022 par une coalition de pays occidentaux, le G7 + (les Etats du G7, l’Union Européenne et l’Australie). La Russie aurait investi 10 milliards de dollars dans ces tankers clandestins destinés à contourner les sanctions. Des centaines de bâtiments achetés sur des marchés d’occasion, puis dépouillés de tout lien avec les Etats du G7 +, pour s’affranchir du plafonnement des prix : la propriété, la gestion, le pavillon et surtout l’assurance. Ils constituent la fameuse “flotte fantôme” de Moscou.”Ces derniers mois, près de 70 % des exportations russes de pétrole ont été transportées par ces pétroliers et ne tombent donc pas sous le coup du plafond des prix, rapporte une étude de l’Institut KSE (Kyiv School of Economics) publiée en octobre 2024. Cela comprend près de 90 % du pétrole brut, qui se négocie au-dessus de 60 dollars le baril depuis le milieu de l’année 2023.” Une aubaine pour alimenter la machine de guerre de Vladimir Poutine en Ukraine. La marge supplémentaire dégagée par cette armada de pétroliers vétustes en dépassant le plafond de 60 dollars représenterait à elle seule 10 milliards de dollars cette année, selon la KSE. Soit 8 % du budget de la défense russe en 2025 !Bombes à retardement écologiquesEn dépit de l’appellation couramment utilisée de “flotte fantôme”, ces navires ne passent pas inaperçus, loin de là. “L’aspect nébuleux de cette flotte clandestine concerne avant tout l’identité des propriétaires réels, explique l’économiste Benjamin Hilgenstock, coauteur du rapport de l’Institut KSE. Par exemple, un navire peut appartenir à une société ad hoc domiciliée dans les Îles Marshall, avec pour seule adresse une boîte postale. Vous n’avez donc aucune idée de qui est le propriétaire réel. De même pour les sociétés qui gèrent ces bateaux : à la moindre sanction, le navire change de gestionnaire. Idem pour les registres de pavillon, qui sont complètement opaques. J’ai vu un tanker changer de pavillons trois fois : aux îles Cork, au Honduras et… en Mongolie, un pays qui n’a même pas d’ouverture sur la mer ! Voilà la partie vraiment obscure de cette flotte. Ce qui ne l’est pas du tout, en revanche, ce sont les activités de ces navires. Nous savons où ils se trouvent. On parle souvent de ces bateaux qui désactivent leurs transpondeurs [NDLR : ces dispositifs électroniques permettant de recevoir la position, la vitesse et le cap des bateaux alentour], mais ils ne peuvent pas le faire sur tout le voyage. En mer Baltique, par exemple, il serait complètement insensé de couper ce dispositif. En mer Noire, qui est une zone de guerre, c’est possible, mais vous devez le réactiver à l’approche du détroit du Bosphore. Par conséquent, nous savons quasiment à tout moment où se trouvent ces navires, où ils vont et d’où ils viennent.”D’où les appels, de plus en plus pressants, à renforcer les contrôles et les sanctions sur ces bateaux, de vraies bombes à retardement écologiques. Ironie du sort, les côtes russes sont les premières touchées. Mais les pays bordant la Baltique ne sont pas à l’abri d’une autre marée noire, car la Russie s’appuie toujours sur ses infrastructures de production et d’exportation donnant sur cette mer partagée avec les pays baltes et nordiques. Plusieurs incidents se sont déjà produits avec ces bateaux vieillissants mais aucun n’a encore eu de conséquences graves : soit le navire était vide lors de la collision, soit il était chargé mais a pu éviter le choc de justesse. “Ces pétroliers traversent les eaux de la Baltique plusieurs fois par jour, reprend Benjamin Hilgenstock. Une catastrophe majeure n’est qu’une question de temps.”Or, la plupart de ces bateaux n’ont pas d’assurance ou une couverture non conforme pour ce type de désastre. Les Etats côtiers de la région le savent : si un accident d’ampleur arrivait, l’addition – salée – leur reviendrait de facto. Dans un communiqué commun publié le 16 décembre, l’ensemble des Etats bordant la Baltique et la mer du Nord s’engagent à prendre de nouvelles mesures pour “dissuader la flotte fantôme russe, faire face aux risques qu’elle pose, empêcher les opérations illégales et en augmenter les coûts” pour Moscou. Ils demandent notamment à leurs autorités maritimes d’exiger des preuves d’assurance à ces navires… mais aussi de collecter des indices sur d’éventuelles activités malveillantes menées par ces bateaux.Flotte d’espionnage… et de sabotageCar certains ne se contenteraient pas de transporter des hydrocarbures. “Aujourd’hui, la marine suédoise signale que les navires fantômes présents dans les eaux de la zone économique exclusive de la Suède ne se contentent pas de mener leurs activités habituelles : ils sont également équipés d’un matériel de communication dont les navires marchands ordinaires n’ont nullement besoin, indique la chercheuse Elisabeth Braw dans une note pour le Center for European Policy Analysis, un cercle de réflexion basé à Washington. La flotte fantôme russe semble être en même temps une flotte d’espionnage.” Voire de sabotage.En témoignent une série d’actes malveillants commis en cette fin d’année sous la mer Baltique, où quatre câbles ont été endommagés, dont le câble électrique EstLink 2 le jour de Noël. La police finlandaise a immédiatement ouvert une enquête pour “sabotage aggravé”. Elle soupçonne l’Eagle S, un pétrolier provenant d’un port russe, battant pavillon des îles Cook et suspecté de faire partie de la “flotte fantôme”. Le bateau, qui transportait de l’essence sans plomb chargée dans un port russe a été arraisonné et escorté par un patrouilleur finlandais. Dans la foulée, l’Otan a annoncé le renforcement de sa présence militaire dans la mer Baltique.La zone est particulièrement vulnérable, accessible directement depuis les ports de Saint-Pétersbourg et de l’exclave russe de Kaliningrad, au nord de la Pologne. Les Etats voisins sont en état d’alerte. “Les infrastructures critiques maritimes sont l’une de nos priorités de sécurité, nous confiait il y a quelques mois Vilmantas Vitkauskas, à la tête du Centre national de gestion de crise de Lituanie. Nos services sont conscients des dangers et des capacités des Russes. Nous avons des drones aériens et sous-marins, des capteurs visant à détecter des mouvements suspects sous la mer, des plongeurs en alerte. Nous avons aussi des mesures de prévention qui consistent à placer des filets pour sécuriser des endroits spécifiques afin d’arrêter les intrusions avant qu’elles n’atteignent les infrastructures critiques.”Le champ d’action physique des Etats menacés demeure toutefois limité, quand bien même cette flotte russe “menace la sécurité et l’environnement, tout en finançant le budget de guerre de la Russie”, comme l’a rappelé ce 27 décembre la cheffe de la diplomatie européenne – et ancienne Première ministre estonienne – Kaja Kallas. Impossible, par exemple, d’interdire ses eaux à ces navires suspects. La Convention des Nations unies sur le droit de la mer accorde en effet à tous les bateaux un “droit de passage inoffensif”, c’est-à-dire le droit de “naviguer librement dans les mers territoriales”. Sans même parler d’interdiction, l’inspection systématique de ces bateaux ne semble pas – encore – à l’ordre du jour, afin d’éviter toute escalade. “Si les garde-côtes de ces pays ou d’autres pays s’approchaient des navires prétendument civils et exigeaient d’examiner leur équipement, les gouvernements russe et chinois pourraient interpréter cela comme une provocation et riposter”, souligne Elisabeth Braw.L’option “Armageddon”L’Union européenne a cependant pris d’autres dispositions contre cette flotte clandestine. En juin 2024, dans son 14e train de sanctions, relatif au pétrole russe, elle a introduit une mesure visant à interdire l’accès aux ports à certains navires russe. “À ce jour, l’UE a inscrit 79 navires sur cette liste, parmi lesquels des navires-citernes transportant du pétrole russe et se livrant à des pratiques de transport maritime dangereuses et illégales”, précise le site du Conseil européen. Dans l’arsenal occidental, la liste noire américaine reste la plus efficace, grâce à la menace de sanctions secondaires – que ne pratiquent ni l’UE ni le Royaume-Uni – contre toute raffinerie, pétrolier, négociant en pétrole ou autorité portuaire complice du contournement des sanctions par les Russes. “Pour la plupart des acteurs du commerce mondial du pétrole, cela s’apparente à une condamnation à mort car une partie au moins de leurs activités est réalisée en dollars ou touche le système financier américain d’une autre manière”, souligne le rapport de l’Institut KSE.Reste “l’option Armageddon” : bannir purement et simplement le pétrole russe du marché, seul moyen efficace pour couper les vivres à Moscou et entamer sa capacité à poursuivre sa guerre. “Jusqu’à présent, la réponse des capitales occidentales a été claire : il en est hors de question”, rapporte l’économiste Benjamin Hilgenstock. Toute la stratégie de sanctions occidentales contre le pétrole russe est en effet basée sur le maintien des volumes d’export afin d’éviter un scénario de crise pétrolière qui ferait, certes, s’effondrer l’économie russe, mais risquerait d’emporter les économies européennes. “Si l’on veut retirer le pétrole russe du marché, il faut envisager un accord plus large avec d’autres producteurs qui pourraient fournir une partie du pétrole manquant, comme l’Arabie saoudite”, reprend l’expert.On est encore loin du consensus sur ce sujet, d’autant que beaucoup d’Etats européens achètent encore – et même plus que jamais – des produits pétroliers russes via des pays tiers. Les importations de pétrole raffiné en provenance de l’Inde ont ainsi atteint des niveaux records en 2023 (+ 115 %), au moment même où les importations de brut russe de New Delhi doublaient. Or, l’une des plus grandes raffineries indiennes, située à Vadinar, appartient à 49 %… au géant russe de l’énergie Rosneft.



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Author : Charlotte Lalanne

Publish date : 2024-12-28 07:45:00

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