Aux commandes de la SNCF depuis cinq ans, Jean-Pierre Farandou a mis l’accent depuis son arrivée sur le dialogue social. Une fois de plus, il s’active pour que la menace de grève à compter du 11 décembre ne donne pas lieu à ces scènes que les Français ne connaissent que trop : quais bondés, passagers exaspérés et fêtes de famille gâchées. Son mandat en tant que PDG court jusqu’en mai prochain. D’ici là, ce pur produit de la maison compte bien soigner son bilan, notamment financier, qualifiant déjà la performance du groupe d'”historique”, après six semestres bénéficiaires.L’Express : Un préavis de grève a été déposé pour le 11 décembre. Comment se passent les négociations avec les syndicats ?Jean-Pierre Farandou : Il y a déjà eu des menaces de grève juste avant les vacances de Noël par le passé, mais nous avons généralement réussi à éviter qu’elles ne se soient mises à exécution. Je suis conscient que, dès lors qu’il y a menace, cela génère une angoisse, largement suffisante pour perturber les Français. Pour ma part, je m’efforce d’éviter qu’elle ne se transforme en grève.Nous avons à gérer un différend social au sein de l’entreprise qui porte sur deux sujets. Les habituelles négociations annuelles obligatoires (NAO) sur les salaires et une problématique plus spécifique liée aux transformations de l’entreprise dans le sillage de l’ouverture à la concurrence. Dans le cadre des NAO, nous avons proposé d’augmenter la rémunération moyenne des cheminots de 2,2 %, soit 0,7 % au-dessus de l’inflation, que la Banque de France estime à 1,5 % l’an prochain. Nous avons par ailleurs mis en place un salaire minimum cheminot 10 % au-dessus du Smic. Et comme le Smic a augmenté de 2 % au mois de novembre, nous allons aussi relever notre salaire minimum de 2 %, ce qui le porte à 1 580 € net. Deux organisations syndicales (l’Unsa Ferroviaire et la CFDT Cheminots) ayant signé cet accord salarial, nous appliquerons en 2025 les mesures proposées. Ces signatures témoignent de la qualité du dialogue social nourri et constructif au sein de l’entreprise.Toutefois, le préavis de grève ne porte pas sur les rémunérations…Non, il a été déposé en réaction aux transformations menées par le groupe. La première, c’est la concurrence dans l’activité “voyageurs”. Le 15 décembre prochain, trois sociétés filiales à 100 % de SNCF Voyageurs vont commencer à fonctionner pour opérer des lots de TER mis en concurrence par trois régions : PACA, Pays-de-la-Loire et Hauts-de-France. Cela découle d’une loi européenne qui a introduit la concurrence en 1991. La plupart des pays européens sont déjà ouverts à la concurrence. La France fait partie des derniers pays à le faire. Il n’y aura pas de retour en arrière possible. Cela provoque une manifestation d’insatisfaction des syndicats, mais c’est une loi, et en tant que PDG de la SNCF, je dois l’appliquer. Les négociations locales se déroulent bien et j’ai confiance dans leur issue.Un autre sujet mécontente les syndicats, celui de la discontinuité de la filiale fret. En 2023, le ministre des Transports, Clément Beaune, m’a demandé de mettre en œuvre toute une série de réorganisations, conséquence d’un accord passé avec la Commission européenne. Bruxelles avait estimé que la France n’avait pas respecté les règles en matière d’aides d’Etat : depuis 2007, la concurrence est ouverte dans le fret et la SNCF épongeait chaque année les pertes de sa filiale dédiée, Fret SNCF. La Commission considère que cette pratique a faussé le marché en maintenant artificiellement la société. En conséquence, nous avons dû, le 1er juillet dernier, abandonner une partie du trafic au bénéfice de la concurrence.La deuxième étape de ce processus est l’objet principal de la discorde actuelle : Fret SNCF va disparaître le 1er janvier 2025 pour céder la place à deux nouvelles sociétés et nous devrons, à terme, ouvrir le capital de cet ensemble à un investisseur. Sur ce point, nous faisons face à un refus massif des quatre organisations syndicales. Ce processus est incontournable, puisqu’il relève d’un accord officiel passé entre l’Etat français et la Commission européenne. La seule chose que nous puissions faire, c’est accompagner ce changement sur le plan social. Nous sommes donc en train de négocier les conditions sociales applicables aux cheminots qui vont passer de Fret SNCF à ces nouvelles sociétés. Nous allons apporter des précisions et des améliorations et nous espérons que cela permettra d’éviter la grève du 11 décembre. J’ai aussi garanti que les 500 cheminots qui ont perdu leur emploi du fait de la baisse d’activité seraient reclassés dans le groupe SNCF, c’est déjà le cas pour les deux tiers d’entre eux. Il n’y aura aucun licenciement.Malgré ces négociations, les syndicats ont choisi d’activer le levier du préavis de grève. Y voyez-vous une forme d’échec de votre dialogue social et de cette plateforme de progrès social que vous aviez mise en place en février dernier ?Quand je suis arrivé à la présidence de la SNCF il y a cinq ans, le dialogue social était rompu. Une succession de réformes d’organisation assez profondes avaient conduit à une opposition forte, des grèves longues. Pour moi, le dialogue social est primordial. Il y a 150 000 cheminots à la SNCF, je ne peux pas les diriger en direct. J’ai besoin de corps intermédiaires, les organisations syndicales représentatives, d’autant plus que l’entreprise est en pleine transformation.Je fais partie des patrons qui pensent qu’il faut équilibrer l’économique et le social. Quand l’entreprise va bien, il faut avoir en tête que les salariés y sont pour quelque chose. Et inversement, quand elle est sous pression, il faut aussi que le corps social comprenne que les moyens sont réduits et qu’on ne peut pas tout faire. Est-ce que ça marche ? Oui, je le pense. Cette année, et pour la première fois de notre histoire, nous avons signé six accords sociaux avec les syndicats, non seulement la CFDT et l’Unsa, mais aussi pour partie avec la CGT Cheminots et avec Sud-Rail. Ils ont porté sur l’emploi, une mutuelle pour les cheminots, la pénibilité et la fin de carrière, les Jeux olympiques, l’externalisation de tâches administratives… Donc le dialogue social est fécond.La France devrait-elle s’inspirer de l’Italie et encadrer le droit de grève ?Je ne rentre pas dans ce débat, cela relève de la loi, des élus, mais pas du PDG de la SNCF. Moi mon travail, c’est le dialogue social.Le groupe SNCF est bénéficiaire depuis six semestres. Comment se profile 2024 ?Cette performance est historique. Selon nos prévisions, le septième semestre, celui en cours, devrait être encore dans le vert. C’est une très bonne nouvelle ! Contrairement à ce que certains disent, la SNCF ne coûte pas d’argent aux Français. La dette est complètement stabilisée autour de 24 milliards d’euros et l’Ebitda augmente [NDLR : le résultat opérationnel avant intérêts, impôts, dépréciations et amortissements]. Nous ne sommes plus surendettés et nous reversons même de l’argent à un fonds de l’État dédié à la régénération du réseau, à hauteur de 1,7 milliard. Nous investissons, notamment pour renforcer Geodis et Keolis. Nous avons par exemple financé deux acquisitions pour Geodis, dans la logistique internationale aux Etats-Unis et en Allemagne, d’un montant d’un milliard d’euros chacune.Cette performance financière est-elle durable ?Oui. Côté ferroviaire, les Français ont envie de prendre le train. Les TGV sont pleins, on manque même de rames, c’est pourquoi il nous tarde qu’Alstom nous livre les 115 trains de nouvelle génération que nous avons commandés pour accroître l’offre, un investissement de 3,5 milliards d’euros. Les lignes régionales, les TER, marchent très bien grâce aux tarifications très attractives que déploient les régions. Nous pensons que beaucoup de Français préfèrent prendre le train plutôt que la voiture pour des raisons écologiques et économiques. C’est un moteur puissant, notamment chez les jeunes générations. Côté Geodis et logistique internationale, dès lors que les crises géopolitiques se tasseront, les flux et l’activité repartiront.Qu’est-ce qui vous permet d’affirmer que la SNCF ne coûte rien aux Français ?Nos comptes ! Si la SNCF était en déficit, notre dette se creuserait. Ceux qui calculent chaque année le coût de la SNCF pour le contribuable mélangent les choux, les carottes et les navets et font des additions curieuses. Premièrement, le poste principal qu’ils considèrent, c’est l’argent que nous versent les collectivités pour nous acheter du service. Ce n’est pas une subvention. Ils ajoutent ensuite le déséquilibre du régime spécial des retraites. En réalité, le régime spécial ne peut pas être financé par les actifs puisqu’il y a 350 000 retraités pour 150 000 actifs. On ne peut pas demander à un cheminot de payer trois retraites. La loi a prévu un système de solidarité où le budget de l’Etat compense le déséquilibre démographique sur la base du régime général, comme pour les retraités des secteurs de l’énergie et des mines. Le surcoût du régime spécial, lui, c’est la SNCF qui le paye via une surcotisation sur nos salaires. Cette subvention d’équilibre ne revient pas à la SNCF mais à une caisse spéciale. Le troisième élément additionné par nos contempteurs recouvre les subventions d’investissement. Or le réseau ferroviaire, si l’on veut qu’il soit en bon état, il faut y mettre de l’argent. Régions et État contribuent. Seule, la SNCF ne pourrait pas maintenir toutes les lignes régionales.A quel rythme l’offre de TGV va-t-elle progresser ?Ce sera très progressif, à raison d’un TGV par mois à partir de fin 2025 lorsque Alstom nous livrera nos TGV. Nous avons décidé de revoir la structure de notre offre, en augmentant la part de Ouigo [NDLR : le segment à bas-coût de la compagnie]. L’arrivée de ces nouveaux trains nous permettra de passer de 20 % de TGV en Ouigo à 30 %, une fois que cette centaine de nouvelles rames aura été livrée, d’ici 2030.C’est une réponse à l’ouverture à la concurrence ?D’abord, les Français sont confrontés à des problèmes de pouvoir d’achat. Donc il faut être capable de proposer des prix accessibles, pour que tout le monde puisse prendre le train. Mais oui, cela peut être aussi, dans ce contexte de concurrence accru, une arme face à de nouveaux entrants sur nos lignes. En Espagne, nous sommes allés concurrencer l’opérateur historique avec des Ouigo.Justement en Espagne, la Renfe vous accuse de concurrence déloyale…Nous ne sommes pas d’accord. D’ailleurs, l’autorité de régulation espagnole ne nous a fait aucun reproche.Donc la SNCF aime la concurrence, du moins hors de ses frontières ?J’ai deux casquettes. Je suis le patron du système ferroviaire en France. Cela recouvre d’une part la gestion des infrastructures, le réseau ferré et les gares, par nature ouvertes à tous les concurrents. Il faut ici veiller à être équitable vis-à-vis de tous, l’autorité de la concurrence en France y veille. Les Italiens ne se plaignent pas, Transdev non plus, à ma connaissance. Pour SNCF Réseau, ces nouveaux opérateurs sont autant de compagnies ferroviaires qui s’acquittent de péages. Cela lui octroie des recettes supplémentaires. A l’inverse, SNCF Voyageurs et le fret, eux, doivent se battre contre la concurrence. A ce titre, je leur demande de résister et de perdre un minimum de parts de marché. Dans le nord de l’Europe, nous travaillons en coopération, avec Eurostar, par exemple. En Suisse, c’est avec Lyria. Il n’y a pas d’idéologie, nous nous adaptons aux règles du jeu.La SNCF va-t-elle entrer sur le marché italien ?Nous regardons, ce n’est pas encore décidé. Nous nous mettons en mesure de le faire. Nous achetons des rames qui pourront rouler en Italie. Nous n’avons pas encore pris la décision ferme d’y aller.La Grande-Bretagne, qui a été pionnière en matière d’ouverture à la concurrence, opère aujourd’hui le mouvement inverse en renationalisant ses chemins de fer. Quelles leçons en tirez-vous ?Je pense que les Britanniques se sont rendu compte que privatiser le réseau ferroviaire n’était pas une bonne idée. Le réseau ferroviaire, c’est le bien commun d’un pays. S’agissant de l’exploitation, dès lors qu’on ouvre un marché à la concurrence, pour que cela fonctionne, il faut que le gâteau augmente. Et il faut veiller à ce que les entreprises puissent gagner leur vie.Dans quel état est le réseau ferroviaire, en particulier sur la partie régionale ?Le réseau ferré français est un grand réseau de 30 000 kilomètres de ligne. C’est le deuxième réseau européen après celui des Allemands. Les lignes à grande vitesse sont en bon état, les lignes de banlieue en Ile-de-France aussi, parce qu’on y a mis beaucoup d’argent, avec la Région. En revanche, l’état de certaines grandes lignes commence à se dégrader : Paris-Clermont, Paris-Limoges, Bordeaux-Marseille, Bayonne-Toulouse… L’âge moyen du réseau français approche 30 ans, contre 17 ans en Allemagne et 15 en Suisse. Certains rails français ont 80 voire 100 ans, comme dans l’est de la France, autour d’Épinal. Les caténaires du Sud-Ouest ont 70 ans. On ne les remplace pas faute d’argent.Vous attendez donc impatiemment l’enveloppe de 100 milliards d’euros prévue par les pouvoirs publics ?En Allemagne, mon homologue affirme que son pays n’a pas mis assez d’argent dans l’entretien de son réseau ferroviaire. Au bout d’un moment, cela provoque des pannes majeures, successives, simultanées qui le paralysent. En France, nous n’en sommes pas là. Et je ne veux pas qu’on en arrive là. Cette enveloppe de 100 milliards recouvre deux paquets. D’abord des tranches annuelles jusqu’en 2040 pour le maintien en bon état des rails et caténaires et leur modernisation, soit chaque année 1,5 milliard de plus par rapport aux 3 milliards qui y sont actuellement consacrés. Je me suis engagé à ajouter 500 millions à ce que la SNCF investit déjà. Donc l’État doit trouver un milliard par an, à partir de 2028, sur 20 ans.En ces temps de diète budgétaire, cela vous inquiète-t-il ?Nous avons décidé avec l’État que, pendant quatre ans, à partir de 2024 et jusqu’en 2027 inclus, seule la SNCF ferait l’effort – 6,5 milliards d’euros au total. Mais nous ne voulons pas nous réendetter.Quid du second paquet de cette enveloppe ?Il porte sur le développement. Quand Jean Castex était Premier ministre, il a relancé de grands projets de lignes à grande vitesse comme celles de Bordeaux-Toulouse, Montpellier-Perpignan, Marseille-Nice, Roissy-Picardie… Le seul Bordeaux-Toulouse, c’est un budget de 14 milliards d’euros. Les travaux ont commencé. S’ajoutent les projets de services express régionaux métropolitains, lancés par le président de la République pour doter les grandes métropoles de trains du quotidien et permettre aux Français de laisser leur voiture au garage. Et cette enveloppe comporte aussi un peu de fret du côté de l’agglomération lyonnaise. Quand on fait l’addition de l’estimation du coût de tous ces projets, on arrive à 70 milliards.Est-ce que vous commencez à voir la couleur de ces fonds ?Il faut que le budget 2025 soit voté. Nous verrons alors ce qui est prévu pour financer les études et le démarrage des travaux.Y a-t-il un risque que ce montant soit raboté pour des questions budgétaires ?C’est certain, l’environnement budgétaire du pays n’est pas favorable à l’accélération des projets. Ces 70 milliards ne sont pas que de l’argent de l’Etat, ils viendront aussi des collectivités. Chaque projet ne se finance pas de la même façon.Vous avez signé un accord sur les retraites des cheminots au printemps dernier qui a fâché Bruno Le Maire, ministre de l’Économie à l’époque. On vous a reproché de détricoter la réforme des retraites…Les accusations qui ont été portées contre moi sont infondées et celle-ci en premier lieu. Non, je n’ai pas contourné la réforme des retraites. J’accompagne les cheminots qui travaillent deux ans de plus à cause de cette réforme. Pour les y inciter dans de bonnes conditions, je leur donne une perspective de rémunération. Cela coûte 20 millions par an. Ce qui a été critiqué, c’est l’accord sur la pénibilité et la fin de carrière. Il y avait déjà un dispositif dans l’entreprise, je l’ai simplifié. On a 90 000 emplois pénibles dans le groupe. Quand les gens sont usés, s’il n’y a pas un dispositif adapté, ils tombent malades et l’absentéisme augmente. Cela revient à un transfert sur les caisses maladie… J’ai pris mes responsabilités. Si les gens se déclarent usés, on va leur permettre de partir plus tôt. Le coût de ce dispositif : 15 millions d’euros. Au total, ces 35 millions représentent 0,35 % de la masse salariale. Et cela ne coûte rien aux Français, nos bénéfices nous permettent d’absorber cette charge sans augmenter le prix des billets de train.Le gouvernement a dit ne pas avoir été tenu informé. Est-ce la vérité ?J’ai pourtant ouvert ces négociations à la demande de la Première ministre de l’époque, Elisabeth Borne ! De plus, au sein de mon conseil d’administration siègent deux hauts fonctionnaires qui sont les N-1 directs du ministre des Finances. J’’ai informé à quatre reprises dans l’année ce conseil que les négociations étaient en cours. Enfin, j’en ai parlé plus en détail au ministère des Transports et à Matignon pendant toute la durée des négociations. Et en février, dans un article dans Le Monde, j’évoquais encore cet accord. On ne peut pas dire que je l’ai dissimulé…Votre départ après les JO avait été annoncé au printemps dernier. Six mois après, vous êtes toujours là. Avez-vous aujourd’hui la certitude d’aller au terme de votre mandat, en mai prochain ?Je le souhaite, mais il faut être prudent. Je n’ai pas terminé mon travail et je suis content d’avoir quelques mois encore pour aller au bout de ma mission. Je continue à m’engager pour le financement du réseau, pour le développement des TGV, pour que la concurrence se passe le mieux possible et pour le social, à long terme et à court terme, afin que les Français puissent partir en vacances dans les meilleures conditions possibles.
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Author : Muriel Breiman, Thibault Marotte, Béatrice Mathieu
Publish date : 2024-12-04 16:57:59
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