Après sa victoire écrasante face à Kamala Harris, Donald Trump reposera officiellement ses valises à la Maison-Blanche le 20 janvier. Joe Biden, celui qu’il considère comme “le pire président” de l’histoire des Etats-Unis, lui remettra les clés du pouvoir. Mais quel est réellement l’état de la première puissance mondiale sur le plan économique après quatre années de présidence démocrate ? Le candidat républicain pourra-t-il vraiment mettre en application ses promesses et celles-ci feront-elles plus de bien que de mal ? Enfin, Donald Trump, déjà visé par deux tentatives d’assassinat pendant la campagne, va-t-il pouvoir gouverner sereinement dans un pays aussi polarisé ? Dans un entretien accordé à L’Express, la journaliste américano-britannique Rana Foroohar, dont les chroniques publiées dans le Financial Times sont des bijoux d’analyse, estime que les électeurs pauvres des Etats-clés qui ont voté pour Trump en pensant que celui-ci améliorera le coût de la vie risquent de tomber de haut. Selon elle, le programme économique du nouveau président des Etats-Unis, s’il est mis en oeuvre, risque en effet d’aggraver l’inflation. Tout comme le fait que les Etats-Unis soient si riches – “Il y a tellement d’argent ici que les gens continuent de le dépenser, ce qui est inflationniste”. Plus grave sur le plan démocratique, cette richesse est trop concentrée entre les mains “des riches baby-boomers”, ce qui, dans un pays où les jeunes ont du mal à accéder au même niveau de vie que leurs aînés, risque selon l’experte de conduire les Etats-Unis vers “un conflit intérieur colossal”.Comment redresser les Etats-Unis et réconcilier ces Amériques qui ne se parlent plus ? S’appuyant sur des exemples historiques, la rédactrice adjointe du quotidien britannique prisé des élites économiques anglo-saxonnes juge que “le renouveau national nécessitera que les élites parviennent à s’unir avec le peuple pour adhérer à un projet de réformes profondes”. A commencer par l’éducation. Car dans un pays qui “n’a pas connu de réforme éducative majeure depuis l’après-guerre”, ce domaine est peut-être le seul qui pourrait mettre d’accord “tant le mouvement MAGA (Make America Great Again) que la gauche progressiste” : “tout le monde veut pouvoir envoyer ses enfants à l’école gratuitement”. Quant au parti démocrate, après sa déroute le 6 novembre, l’heure de la remise en question a sonné : le “moment de vérité” est arrivé. Entretien.L’Express : Comment avez-vous réagi à l’annonce de la victoire de Donald Trump ?Rana Foroohar : Honnêtement, j’ai eu l’impression de recevoir un coup de massue. Je ne peux pas dire que je suis surprise, car nous savions que les choses allaient être très serrées. Mais ce qui m’a étonnée, c’est que la base électorale de Donald Trump s’est renforcée [NDLR : il a réuni un peu plus de 50 % des voix là où depuis 2016, son score tournait autour de 47 %]. Et la question est : pourquoi ? Ce sujet va, je pense, être débattu pendant des années. Je vois d’ores et déjà deux éléments possibles d’explication. D’une part, pour une certaine partie du pays — pas celle où je vis —, la pandémie de Covid a été un vrai coup dur. Les effets inflationnistes post-Covid ont été dévastateurs pour certains Américains, et ils en tiennent Joe Biden pour responsable, ainsi que la Maison-Blanche. Il y a un autre aspect, et c’est celui qui m’inquiète le plus : la philosophie de Donald Trump, ses idées et la manière dont il se positionne comme leader gagnent en résonance dans certaines régions.Comment ça ?J’ai vécu une expérience très troublante il y a peut-être un mois. J’étais en déplacement dans la partie rurale de l’État de New York, à environ deux heures de New York City, près de la frontière avec la Pennsylvanie, dans le comté de Sullivan, un comté très pauvre où des New-Yorkais aisés commencent à acheter des résidences secondaires parce que les prix y sont abordables. J’ai rencontré un couple — un Américain et son épouse, une immigrée russe, lesquels soutenaient avec ferveur Donald Trump. Ce qui m’a frappée, c’est qu’il y avait chez eux une sorte de cynisme profond, surtout chez la femme. On peut comprendre cela quand des gens viennent d’un État ex-soviétique ou d’une ancienne autocratie ; ils n’ont pas beaucoup confiance en l’État. Mais leur vision était plus radicale : pour eux, tous les politiciens sont narcissiques et égoïstes, et il s’agit simplement de faire ce qui est bon pour soi à tout moment. C’était comme un discours tout droit sorti d’un livre de la philosophe Ayn Rand, qui consiste à dire “je suis un individu autonome, je ne peux que veiller sur moi-même dans cette société égoïste, c’est ainsi que nous sommes. Et j’élis le président qui agit de la même manière”. Je pense qu’une grande partie de l’Amérique ressent cela, et cela me fait vraiment peur.“Quel que soit le vainqueur, l’Amérique devra encore se redresser. J’espère que le prochain président pourra être honnête sur ce qui est cassé et rassembler les Américains pour y remédier”, écriviez-vous quelques jours avant l’élection. Donald Trump peut-il “réparer” l’Amérique ?Ce n’est pas un secret, je suis très impliquée à gauche. Une chose positive que je remarque cette fois-ci, c’est la différence de réactions qu’a suscitée la victoire de Trump au sein de l’électorat démocrate. En 2016, beaucoup d’entre nous — bien que j’aie vu les choses différemment parce que je viens de la Rust Belt (une région industrielle du nord-est américain), de l’Indiana, et que je pensais que Donald Trump allait gagner la première fois — beaucoup de gens dans les médias, surtout ceux qui ont grandi sur les côtes, ne comprenaient pas vraiment le centre du pays. Ils étaient sous le choc. Il y avait un sentiment d’indignation presque théâtrale, de désespoir, une sorte de sainteté vertueuse : “Ce n’est pas notre Amérique, comment cela peut-il arriver ?” Cette fois-ci, je ressens quelque chose de plus sourd. Ce n’est pas de la colère, c’est plus sombre, plus grave. Avant les élections, j’étais à une conférence avec les 15 plus grandes fondations à but non lucratif d’Amérique, la plupart finançant des causes démocrates. Il y avait beaucoup de syndicats, d’associations de gauche. Et tout le monde avait un plan pour ce qui se passerait si Trump revenait au pouvoir, s’il commençait à démanteler l’État, à s’attaquer aux individus. Il y a cette fois-ci, je crois, ce sentiment qu’il faut écouter et réfléchir attentivement à ce qui s’est passé et pourquoi. Ensuite, il nous faut apporter une réponse vraiment adéquate. Cela va nécessiter de réfléchir sereinement et une action cohérente de la gauche, ainsi qu’un vrai renouveau du leadership. Je m’attends à ce que le parti démocrate connaisse un moment de remise en question, un “moment de vérité” sur qui il est, qui sont ses leaders, quel est son programme, où il en est.Dans un article publié la veille de l’élection, vous estimiez : “Il faut s’attendre à une hausse de l’inflation, quelle que soit la personne élue à la Maison-Blanche”. Les électeurs de la classe moyenne et ouvrière qui ont voté Donald Trump risquent-ils d’être sérieusement déçus ?C’est une très bonne question. Le soir de l’élection, j’ai été frappée de voir que le dollar grimpait en flèche. C’est intéressant, car c’est presque comme si le marché disait : “Oui, nous pensons que Donald Trump va gagner, mais nous croyons qu’il n’appliquera pas ses politiques économiques annoncées”. Il dit qu’il va appliquer des droits de douane de 60 % sur tous les produits chinois importés et des taxes importantes sur le reste du monde, ce qui nécessitera un dollar plus faible, mais au lieu de cela, le dollar est en train de monter. Cela m’indique un profond cynisme : une grande partie de la communauté des investisseurs pense qu’il a dit simplement ces choses sans intention réelle de les appliquer. Il les a dites aux ouvriers de l’acier de Pennsylvanie pour les rassurer, mais il va en réalité suivre la même ligne qu’auparavant : baisser les impôts, soutenir les prix des actifs, autoriser les rachats d’actions, déréguler, etc.Rendez-vous compte, le revenu par habitant du Mississippi est équivalent à celui de la France !Mais le marché a complètement changé depuis son élection en 2016, et une grande partie de la relance monétaire dont Donald Trump a tiré profit est épuisée. Je ne pense pas que l’on obtiendra le même genre d’effet en réduisant les impôts et en encourageant les rachats d’actions. Non seulement il y a beaucoup de spéculation sur le marché, mais la dette américaine est colossale [NDLR : elle représente plus de 120 % du PIB américain contre 112 % en France]. Les investisseurs institutionnels et étrangers en sont très préoccupés, et Donald Trump risque d’accroître cette inquiétude. Nous verrons ce qu’il fera dans les prochains jours, mais je ne peux pas imaginer que le taux de risque des États-Unis que les investisseurs exigeraient n’augmente pas.Que voulez-vous dire ?Les Etats-Unis ressemblent de plus en plus à un marché émergent plutôt qu’à un pays développé normal. Et je pense que cela va se refléter dans les marchés obligataires et dans les taux d’intérêt. Et si vous ajoutez à tout cela le fait que nous nous recapitalisons et que des usines sont en cours de reconstruction… Ce sont deux facteurs inflationnistes. Fait plus important encore, les baby-boomers ont beaucoup d’argent. L’Amérique est très riche. Le revenu par habitant du Mississippi est équivalent à celui de la France. Rendez-vous compte, l’État le plus pauvre des Etats-Unis est au même niveau qu’un pays européen riche ! Il y a donc énormément d’argent ici, et les gens continuent de le dépenser, ce qui est inflationniste. Je ne crois donc pas que nous reviendrons à un environnement de taux d’intérêt bas.Et pourtant, la classe moyenne américaine a l’impression de ne pas pouvoir joindre les deux bouts. Selon vous, “l’adhésion des élites aux efforts de réforme est cruciale pour le renouveau national”…Un milliardaire très connu en Amérique m’a dit un jour : “La Chine est une autocratie, l’Europe est une technocratie, et l’Amérique est une entreprise”. C’est exactement ce que l’on ressent en ce moment aux Etats-Unis. J’ai l’impression que nous sommes devenus une sorte de fonds de capital-investissement. Nous sommes si riches que nous sommes prêts à vendre et à tirer parti de n’importe quoi, le tout pour du court terme. Je ne saurais vous dire combien de libéraux riches que je connais ont probablement voté Donald Trump uniquement pour leurs propres intérêts fiscaux. Mais oui, je citais dans mon article une étude très intéressante réalisée par l’association Rand (une organisation américaine à but non lucratif), qui a examiné des critères historiques précis pour évaluer quand un pays est en déclin. Ils ont élaboré différents indicateurs, et on peut affirmer, en se basant sur bon nombre de ces critères – la confiance dans les institutions, la croissance structurelle à long terme, la politique étrangère, le statut d’un pays dans le monde – que l’Amérique est au moins au début d’une période de déclin.Ce que je vois dans la jeune génération, c’est une radicalisation vers le socialismeQue se passe-t-il lorsqu’un pays entre dans ce genre de déclin ? Peut-il l’éviter ? La réponse est presque toujours non, mais il y a quelques exceptions. Les auteurs de l’étude ont analysé la Grande-Bretagne à l’époque victorienne (1837-1901) et les États-Unis à l’ère progressiste (qui va des années 1890 aux années 1920). Dans les deux cas, comme aujourd’hui, une immense richesse avait été accumulée et des transformations technologiques majeures étaient en cours, renforçant la classe possédante. C’était l’époque des “barons voleurs” en Amérique, de l’industrialisation et des conditions de travail déplorables dans les usines. C’était une société très inégale, tout comme aujourd’hui.À l’époque, les grands propriétaires terriens de l’Angleterre victorienne et les magnats industriels américains ont pris conscience que l’instabilité sociale allait les empêcher de gagner de l’argent s’ils ne faisaient rien pour y remédier. Et j’ai toujours pensé cela. Je me dis depuis de nombreuses années que si nous ne concédons pas un peu maintenant, nous devrons céder beaucoup plus tard. Car ce que je vois chez la jeune génération — et ma fille en fait partie —, c’est qu’elle adopte des positions résolument socialistes. Ses membres sont radicaux, extrêmes. Une fois que cette génération sera majoritaire dans l’électorat, si nous conservons l’énorme écart de richesse actuel, où les personnes âgées détiennent tout l’argent et les jeunes ne peuvent rien s’offrir de ce qui permet d’appartenir à la classe moyenne, nous irons vers un conflit interne colossal, poussé par des facteurs démographiques. Cela risque de nous mener à un moment quasi révolutionnaire. Comment éviter cela ? Eh bien, la seule façon est qu’une élite éclairée parvienne à s’unir avec le peuple dans un objectif commun et adhère à un projet de réforme en profondeur.Quelle(s) type(s) de réformes pourrait aujourd’hui réunir l’ensemble de la société ?Dans l’Angleterre victorienne, c’était la réforme foncière, les lois sur le travail des enfants, et des normes environnementales pour les usines. Aux États-Unis, à l’ère progressiste, il y a eu des actions antitrust, une régulation des oligarchies, un nettoyage du système politique, l’organisation syndicale et le droit de vote des femmes. Le pays a trouvé un sens aux réformes, accepté tant par les élites que par les gens ordinaires.Je pense qu’il y a peut-être une possibilité aujourd’hui pour que l’éducation devienne ce point de ralliement aux Etats-Unis. Mon amie Randi Weingarten, qui dirige la Fédération américaine des enseignants, m’a confié récemment quelque chose d’intéressant : l’éducation publique est l’une des rares choses sur laquelle à la fois les partisans de MAGA et la gauche progressiste peuvent s’entendre. Tout le monde veut pouvoir envoyer ses enfants à l’école gratuitement et avoir une éducation publique de qualité.Musk et J.D. Vance représentent une sorte de rêve libertarien d’une société sans gouvernementNous sommes à un moment intéressant. La manière dont l’économie évolue exige de nouvelles réformes éducatives. La dernière grande réforme en matière de l’éducation date de l’après-guerre, et l’Inflation Reduction Act (IRA) de Joe Biden ainsi que le Chips Act (un vaste plan d’investissement dans l’industrie américaine des microprocesseurs) ont déjà suscité une prise de conscience : il nous faut une main-d’œuvre différente. Par exemple, dans le nord de l’État de New York, où des fonderies pour semi-conducteurs sont en cours de construction, des centaines de milliards de dollars seront investis au cours des vingt prochaines années. Mais nous manquons de main-d’œuvre qualifiée pour ces emplois. Le syndicat des enseignants et le département du Commerce commencent réellement à collaborer pour restructurer l’enseignement secondaire et supérieur, transformer le lycée, rendre l’université gratuite pendant deux années et évoluer vers un type de système différent. Il y a donc des opportunités, mais cela va dépendre de la personne nommée par Donald Trump comme Secrétaire d’Etat à l’Education. S’il choisit quelqu’un comme Betsy DeVos [Secrétaire à l’Éducation entre 2017 et 2021], qui, comme lors du premier mandat, s’attellera à retirer des fonds du système public et à privatiser l’école via des “bons d’étude”, cela ne présage rien de bon pour l’avenir de l’éducation publique…Pendant la campagne présidentielle, Elon Musk, qui a déboursé 118 millions de dollars, a été un soutien majeur si ce n’est décisif pour Donald Trump. Quel peut être son rôle auprès du nouveau président américain ?Je ne serais pas surprise si Donald Trump tenait sa promesse de placer Elon Musk à la tête d’un “comité de l’efficacité gouvernementale”, ce qui ne manquerait pas d’ironie sachant qu’il est l’un des plus grands bénéficiaires des fonds publics. Son entreprise a reçu des milliards de dollars de subventions publiques. Elon Musk incarne en quelque sorte ce mythe américain si cher à Ayn Rand de l’entrepreneur solitaire, qui, d’une manière ou d’une autre, a réussi par ses propres moyens. Il adore cette idée du grand héros solitaire en quête de succès. Si Donald Trump confie des responsabilités à Elon Musk, celui-ci dérégulera et privatisera autant que possible. D’ailleurs, ce qui s’est déjà passé avec Elon Musk et la privatisation de l’espace est très préoccupant. Les Européens sont très inquiets à ce sujet. Avec Elon Musk, on peut s’attendre à la privatisation de tout, et sans doute à une migration continue des entreprises et des acteurs de la finance vers les États à faible fiscalité. Ce qui s’est passé en Floride est très éclairant sur ce point. L’Etat est devenu le repère des oligarques et des évadés fiscaux. Il a complètement changé de visage. La communauté des affaires et celle de la tech y ont déménagé, et tout tourne autour de la crypto dans ses formes les plus extrêmes. Je dirais que Elon Musk et J.D. Vance, qui est de loin le plus inquiétant de tous, représentent une sorte de rêve libertarien d’une société sans gouvernement.Elon Musk est-il un vrai libertarien ou juste un pragmatique au service de ses propres intérêts ?C’est une bonne question. Je ne sais pas s’il est aussi libertarien dans l’âme qu’un Peter Thiel, ce milliardaire de la Silicon Valley proche de Trump. Mais c’est certainement un opportuniste. Il est difficile, vous savez, de trouver un ancrage intellectuel à ces hommes. D’un côté, ils acceptent des bâtiments et des subventions gouvernementales, de l’autre, ils affirment que le gouvernement est incapable de faire quoi que ce soit et ils veulent incarner l’efficacité… Je pense qu’ils sont des opportunistes extrêmes. Ils sont vraiment investis dans une sorte de mythe de l’éthique protestante du travail poussé à l’extrême. Cette idée selon laquelle on peut simplement s’en sortir par soi-même, juste en travaillant, en se tirant soi-même vers le haut. Et ces milliardaires de la Silicon Valley croient sincèrement qu’ils ont réussi seuls, que tout le monde devrait leur ressembler. L’illustration la plus grotesque, c’est que beaucoup d’entre eux sont, en fait, de grands donneurs de sperme. Ils pensent réellement qu’ils devraient repeupler le monde (Rires).Quels rapports Elon Musk et Donald Trump entretiennent-ils ?Je crois sincèrement que Trump est un narcissique pathologique. Les personnalités de ce type n’ont pas d’amis mais seulement des personnes vers lesquelles elles se tournent dans le but d’obtenir du soutien. Donc, dans la mesure où il y a un gain mutuel à tirer de cette relation, celle-ci existera. Mais je ne crois pas que Donald Trump restera nécessairement aux côtés d’Elon Musk, à moins que Musk ne serve ses intérêts. Et pourquoi celui-ci ne le ferait-il pas s’il peut en contrepartie privatiser tout le programme spatial ou commencer à déréglementer de larges pans des départements de l’éducation et du travail…Ce qui est intéressant à propos de la crypto, c’est que cela reflète le court-termisme et l’égoïsme total de tout ce que fait TrumpDonald Trump veut augmenter fortement les droits de douane sur tous les biens en provenance de Chine. Est-ce une bonne chose pour l’économie américaine et Pékin doit-il s’inquiéter ?Cela fait vingt ans que je pense que la Chine ne se ralliera jamais au “consensus de Washington” [NDLR : une doctrine qui prône l’ouverture totale des économies aux mouvements de capitaux et l’élimination de tous les obstacles à la concurrence] et qu’une nouvelle relation économique doit être développée, non seulement entre les États-Unis et la Chine, mais aussi entre la Chine et le reste du monde. L’Europe a aussi compris cela, étant donné sa réaction face au dumping des véhicules électriques chinois. Le modèle chinois, et particulièrement ce qui se passe en ce moment, avec le programme de relance budgétaire qui passe du secteur immobilier au secteur manufacturier, va entraîner davantage de dumping de produits manufacturés bon marché dans l’économie mondiale. Cela va être très difficile à gérer politiquement pour tous les pays riches. Et cela soulève, à mon avis, des questions économiques très importantes : comment un seul pays peut-il dominer toute la chaîne d’approvisionnement de la technologie verte ? Car c’est vers cela que nous nous dirigeons actuellement. C’est très différent de dominer le marché des luminaires, des chaussures ou des biens bon marché. Lorsqu’il s’agit de dominer toute la chaîne d’approvisionnement en énergie propre, ce que la Chine semble en voie d’accomplir sans efforts concertés des États-Unis et de leurs alliés, la situation devient plus complexe. Nous verrons comment les États-Unis et l’Europe collaboreront sous une administration Trump, mais je crois que c’est une mauvaise nouvelle, car il est essentiel de créer plusieurs pôles de demande.Selon moi, le plan de Joe Biden, bien qu’imparfait, allait dans la bonne direction. L’Europe et les États-Unis, en particulier la France et les États-Unis, commençaient à trouver un terrain d’entente pour dire : “Nous pouvons le faire ensemble. Cela peut être gagnant-gagnant”. Ce qui s’est passé par exemple avec le développement de l’industrie des semi-conducteurs en Europe et aux États-Unis a été en cela une bonne chose. Pour toutes sortes de raisons — catastrophes naturelles, guerres, tsunamis, migrations — il est nécessaire d’avoir plusieurs centres de production et de consommation. Mais c’est un objectif difficile à atteindre, car cela va à l’encontre de quarante ans de laisser-faire, où chacun pouvait installer ses usines où il le souhaitait.Et avec Donald Trump aux manettes ?Tout est incertain, car on ne sait tout simplement pas comment il va se comporter. Va-t-il tout jeter en l’air et revenir à une vision très financiarisée de l’économie ? Peut-être. Va-t-il annuler complètement l’Inflation Reduction Act ? Peut-être. Est-ce que Robert Lighthizer [Représentant au commerce américain de 2017 à 2021] pourrait faire son retour et diriger à la fois le Trésor et la politique commerciale, et renforcer la doctrine “America First” (“L’Amérique d’abord”) ? Si cela se produit, les États-Unis verraient le marché de la consommation comme un levier pour obtenir des concessions. Par exemple, “Oh, Louis Vuitton, vous voulez vendre des sacs à main ici ? Eh bien, la France, qu’est-ce que vous me donnez en échange ?” Ce sera comme ça, du donnant-donnant.Le bitcoin a été propulsé vers de nouveaux sommets après l’annonce de la victoire de Trump. Celui-ci veut faire des États-Unis “la capitale mondiale du bitcoin et des cryptomonnaies”. Qu’est-ce que cela signifie ?Les cryptomonnaies sont très spéculatives. C’est sans doute l’un des actifs les plus financiarisés. Cela correspond tout à fait à Donald Trump, qui apprécierait une monnaie spéculative, volatile et non adossée à des actifs réels. Si vous regardez simplement sa propre société de médias, elle a connu une montée fulgurante le 6 novembre. Ce qui est intéressant à propos de la crypto, c’est que cela reflète le court-termisme et l’égoïsme total de tout ce que fait Donald Trump. À mes yeux, les cryptomonnaies incarnent vraiment un monde non dominé par le dollar. Quand on regarde ceux qui investissent dans les cryptos et dans l’or, on voit qu’il y a un chevauchement. Ce sont en général des personnes qui pensent que le dollar va chuter, que nous nous dirigeons vers un monde post-américain. Elles veulent couvrir leurs arrières, prendre ce qu’elles peuvent. Tout comme notre président. Je pense que nous devons nous préparer, peut-être pas du jour au lendemain, mais certainement dans les cinq, dix, quinze ou vingt prochaines années, à un passage lent mais constant vers un monde monétaire plus multipolaire, et cela est déjà en cours. Même avant la guerre en Ukraine, la Chine et la Russie accumulaient de l’or dans les réserves de leurs banques centrales. Après la guerre en Ukraine, de nombreux marchés émergents ont vu le dollar être utilisé comme une arme, ce qui a accéléré ce processus. C’est l’une des raisons pour lesquelles l’or a été si haut. Les cryptomonnaies sont, en quelque sorte, l’équivalent de l’or pour la jeune génération. Elles représentent un pari sur un monde dans lequel le pouvoir privé continuera de croître et de supplanter le pouvoir de l’État. On peut observer de nombreuses tendances allant dans ce sens.Cela dit, les cryptomonnaies restent des actifs très spéculatifs, et il pourrait arriver un moment où les marchés vont se réajuster et dire : “D’accord, tout cela n’a en réalité aucune valeur, ce n’est pas soutenu par une banque centrale”, ce qui pourrait entraîner un krach.Beaucoup d’observateurs se montrent inquiets pour l’Europe après la victoire de Donald Trump. Et vous ?Je pense que l’Europe peut jouer un rôle très important dans le monde en ce moment en réaffirmant ses valeurs fondamentales et en s’engageant véritablement dans son union politique. Le tort de l’Europe, au cours des vingt dernières années, a peut-être été de vouloir bénéficier des avantages économiques de l’Union européenne sans vraiment s’engager pleinement dans l’intégration politique. Il est essentiel pour le monde que l’Europe réalise cela maintenant. Sinon, nous risquons vraiment de n’avoir que deux choix : d’un côté un pays hautement financiarisé et opportuniste dirigé par un narcissique pathologique, et de l’autre, une puissance dirigée par un autocrate.
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Author : Laurent Berbon
Publish date : 2024-11-11 17:00:00
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