“Dans mon établissement, les enseignants qui, comme moi, sont attachés au respect de la laïcité ou des valeurs de la République, ont l’impression d’être sous la surveillance d’inquisiteurs prêts à nous tomber dessus”, lâche Thomas* qui, justement, par crainte d’éventuelles représailles tient à garder l’anonymat. Dans ce lycée de banlieue parisienne, situé dans l’académie de Versailles, un petit groupe de quatre enseignants, membres ou proches du syndicat SUD-Education mettraient régulièrement la pression sur des collègues qui, par exemple, se risqueraient à rappeler à une jeune fille que le port du voile est interdit dans la cour. “Ce qui se traduit par des remarques intempestives pas très sympathiques lors de réunions et peut même aller jusqu’à des insultes ou des propos diffamatoires, comme “untel est raciste ou islamophobe”, tenus auprès d’autres membres de l’équipe pédagogique”, explique Thomas qui, comme beaucoup, a en tête l’engrenage fatal ayant mené à l’assassinat de Samuel Paty. “Que se passera-t-il si ce type de discours aussi faux que dangereux est tenu devant les élèves et arrive aux oreilles de certaines familles qui pourraient se retourner contre nous ?”, interroge-t-il.Ce témoignage, recueilli quelques jours avant l’ouverture du procès lié à l’assassinat du professeur d’histoire de Conflans-Sainte-Honorine, a une résonance particulière. A partir de ce lundi 4 novembre, la cour d’assises spéciale de Paris examinera les responsabilités des huit personnes impliquées dans l’assassinat ou dans la campagne de haine menée contre Samuel Paty. Dans son livre, Le Cours de monsieur Paty (Albin Michel), sa sœur Mickaëlle décrit les réactions des autres enseignants du collège du Bois d’Aulne les quelques jours ayant précédé le drame. On y apprend que certains se désolidarisent publiquement de Samuel Paty sur la messagerie interne du collège en condamnant la manière dont il a conduit son cours sur la liberté d’expression. Le plus virulent estimant qu’il aurait “donné des arguments à des islamistes” et “commis un acte de discrimination” en demandant aux élèves qui le souhaitaient de sortir le temps de montrer certaines caricatures. “Le même va, par la suite, expliquer à ses élèves de troisième que mon frère œuvrait contre la laïcité, que son comportement était islamophobe et que lui ne cautionnait pas ses agissements”, explique Mickaëlle Paty. De fausses accusations qui vont contribuer à alimenter la terrible rumeur. “Attention, je ne cherche pas à dire que certains acteurs sont plus coupables que d’autres mais juste alerter sur le fait que cette succession de ‘petits faits’, mis bout à bout, alimente un système délétère”, insiste la jeune femme.Ses révélations mettent en lumière les petites ou grandes batailles qui peuvent se jouer en salle des professeurs. On aurait pu penser que la mort de Samuel Paty resserrerait les rangs autour de la laïcité à l’école. “Absolument pas ! On parle beaucoup de l’autocensure des enseignants en cours mais jamais en salle des profs. Or, s’il y a un endroit où beaucoup préfèrent se taire pour ne pas s’attirer d’ennuis, c’est bien là”, s’exclame Pascal Vivier, secrétaire général du SNETAA-FO, premier syndicat de l’enseignement professionnel.En 2021, un enseignant du collège Henri-Barbusse, à Saint-Denis racontait à L’Express le malaise qu’il avait ressenti lorsque, deux ans plus tôt, des délégués syndicaux avaient proposé à leurs collègues de voter une motion “contre l’islamophobie d’Etat”, stipulant que “nous ne nous abaisserons jamais à ‘signaler’ un.e collègue ou un.e élève pour sa barbe, sa pratique de la prière, sa façon de s’habiller ou sa manière de saluer”. Le texte est voté à la quasi-unanimité. “A partir du moment où cela se fait à main levée, vous préférez vous taire et faire semblant d’acquiescer”, racontait-il. Les noms des deux seuls collègues réfractaires avaient ensuite circulé lors d’échanges d’e-mails internes. Depuis, les meneurs de la fronde ont quitté l’établissement et la situation semble s’être apaisée.”Les enseignants les plus jeunes sont aussi les plus craintifs”Pour l’ancien inspecteur général de l’Education nationale, Jean-Pierre Obin, ces coups d’éclat sont le fait d’une minorité agissante qu’il qualifie de “néomarxiste” : “Un courant pour lequel l’application de certaines règles de laïcité est vécue comme une forme de discrimination supplémentaire à l’égard des élèves musulmans. Les collègues qui ne sont pas d’accord sont perçus comme des “réacs”, voire des “fascistes””, estime l’auteur du livre Les Profs ont peur (Editions de L’Observatoire). “Un amalgame s’opère entre la vieille gauche traditionnelle laïque, historiquement promotrice de cette valeur, et les nouveaux convertis à la laïcité du Rassemblent national qui, eux, l’instrumentalisent pour masquer un vieux fond xénophobe et raciste”, explique le haut fonctionnaire. Le 15 octobre 2022, veille de la commémoration des deux ans de l’attentat contre Samuel Paty, un collectif baptisé “scolarité sans islamophobie” lançait un appel sur le réseau X (ex-Twitter) : “Si vous avez eu ou constaté un problème lié à certaines tenues (abayas, robes longues, bandanas, etc.) dans votre établissement, contactez-nous. Mobilisons-nous.” Le message s’adressait aux collégiens, lycées, parents d’élèves… mais aussi aux “personnels d’éducation”.En octobre 2023, quelques jours après l’assassinat de Dominique Bernard à Arras, une proviseure d’un lycée du Val-de-Marne a dû intervenir dans le cadre d’un différend entre deux professeurs. “L’une d’eux qui s’apprêtait à partir en sortie scolaire avec sa classe avait mis en garde les élèves filles ayant pour habitude de porter le voile à l’extérieur en leur disant ‘moi, je suis tolérante sur cette question, ce qui n’est pas le cas de l’autre collègue qui nous accompagnera'”, raconte la cheffe d’établissement. Le collègue en question, ayant eu vent de ces propos, a pris peur. “Il a l’habitude de côtoyer des élèves dans le métro, de traverser une partie de la cité et se sentait clairement mis en danger par ce portrait qui avait été fait de lui. Il se trouve que, par la suite, j’ai appris par les renseignements généraux qu’un professeur fiché S se trouvait dans mon établissement”, poursuit la proviseure qui convoque donc l’auteure de ces propos diffamatoires pour lui demander de présenter ses excuses au membre de l’équipe incriminé et de revenir sur ce qui avait été dit devant la classe concernée. “Lors de notre entretien, celle-ci est venue accompagnée d’un délégué syndical à qui j’ai rappelé le contexte délicat et évoqué ce qui venait d’arriver à Dominique Bernard”, poursuit-elle. Et ce dernier de lui rétorquer : “Ce n’est pas la peine de transformer un fait divers en fait politique.”Le combat mené par ces militants d’extrême gauche dans certains établissements transformés en “bastions” est toutefois très loin de remporter l’adhésion de la profession puisque l’immense majorité des enseignants reste farouchement attachée à la conception laïque et républicaine de l’école. Un sondage Ifop, réalisé avec la Fondation Jean-Jaurès en décembre 2020, montre que 97 % d’entre eux plébiscitent la loi de 1905 sur la séparation des Eglises et de l’Etat et que 92 % sont d’accord avec la loi de 2004 interdisant le port de signes religieux ostensibles dans les établissements scolaires. Toutefois, une fracture générationnelle semble s’opérer entre les anciens et les plus jeunes qui, eux, disent adhérer à une conception dite plus “tolérante”, plus “ouverte” et “tenant davantage compte du respect des libertés individuelles”. En interne, la loi de 2004 fait souvent l’objet de discussions. “Beaucoup estiment que le gouvernement en fait beaucoup trop, qu’on stigmatise une population et notamment les jeunes filles avec l’interdiction du voile ou de l’abaya. Ce qui est un contresens total”, explique Deborah Caquet, la présidente des Clionautes, association de professeurs d’histoire et de géographie.La peur de se retrouver au cœur de conflits avec des élèves ou leurs familles est un autre élément essentiel à prendre en compte. “Les plus jeunes sont aussi les plus craintifs, sans doute parce qu’ils sont aussi moins aguerris que leurs aînés professionnellement et plus démunis lorsque des incidents liés à la laïcité surviennent”, explique Jean-Pierre Obin qui file la métaphore du saut en hauteur : “Estimant que la barre est placée très haut, ils ont tendance à l’abaisser, voire à faire un refus d’obstacle en esquivant.” Quitte à laisser leurs camarades monter au créneau tout seuls. Lors d’une discussion dans le cadre d’une sortie scolaire, Pierre*, qui enseigne dans l’académie de Bordeaux, s’est entendu rétorquer par un lycéen qu’”un homme ne doit pas serrer la main d’une femme qui ne lui appartient pas”. “J’ai immédiatement réagi en expliquant qu’une femme n’appartient ni à son mari, ni à son père, ni à son frère, ni à personne. Tandis que mes deux autres collègues présents, visiblement mal à l’aise, sont restés muets”, raconte-t-il.Christophe Morlat, secrétaire académique du SNETAA-FO évoque l’agression d’un membre d’un petit lycée rural, entre Vichy et Moulins dans l’Allier : “Cette professeure, dans le cadre d’un cours de cuisine collective, avait demandé à ses élèves de prendre en note la recette d’une côte de porc. L’un d’eux a refusé sous prétexte que c’était contraire à sa religion. Devant l’insistance de son enseignante, il lui a jeté le plateau de cafétéria à la figure. S’ensuit alors un débat au sein de l’équipe pédagogique. “Certains se sont montrés très frileux à l’idée de convoquer un conseil de discipline – qui se tiendra quand même – arguant que cela risquait de mettre de l’huile sur le feu”, poursuit-il, estimant pour sa part que la situation nécessitait au contraire de faire bloc pour soutenir leur collègue. Pour Delphine Girard, professeure de lettres à l’origine de la création de Vigilance Collèges Lycées, un réseau d’enseignants qui lutte contre les atteintes à la laïcité, rien de pire que ce sentiment de solitude. “Ceux qui nous rejoignent nous disent tous que cela leur permet de se sentir moins isolés”, explique-t-elle.Le 13 octobre dernier, Anne Genetet, la ministre de l’Education nationale, annonçait vouloir “augmenter le volume d’heures consacré à la laïcité et aux valeurs de la République” dans la formation initiale. “Mais tout cela ne servira à rien si l’on ne vérifie pas, à la fin, que nos collègues adhèrent véritablement à ces valeurs républicaines”, insiste Pascal Vivier. Peu de temps après l’assassinat de Samuel Paty, Thierry*, qui enseigne dans un lycée d’Avignon, a interrompu une conversation en salle des professeurs. “L’équipe revenait sur l’affaire et l’on entendait des ‘oui, mais…’, sous-entendu ‘en même temps, peut-être avait-il failli dans le cadre de sa mission’, raconte-t-il. J’ai piqué une de ces colères ! Un homme venait d’être sauvagement assassiné et on était en train de deviser sur ce qu’il avait pu éventuellement mal faire. Franchement, comment a-t-on pu en arriver là ?”* Le prénom a été changé
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Author : Amandine Hirou
Publish date : 2024-11-04 04:45:00
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