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L’Express

Rétractation d’une étude sur l’hydroxychloroquine : intimidations, réseaux pro-Raoult et “procès en hérésie”

Une boite d'hydroxychlroquine, utilisée ici aux Etats-Unis, le 20 mai 2020




En janvier 2024, L’Express rapportait la parution d’une nouvelle étude sur l’hydroxychloroquine. Celle-ci proposait pour la première fois une estimation du nombre de morts causés par l’usage de ce médicament, utilisé à tort contre le Covid-19. “Proposait”, car le 26 août 2024, pris de doutes concernant la fiabilité des données utilisées, l’éditeur Biomedicine & Pharmacotherapy a brusquement décidé de la rétracter, provoquant de fortes interrogations au sein de la communauté scientifique.L’étude évaluait à 16 990 le nombre de décès lié au recours massif à l’hydroxychloroquine sous les préconisations infondées du Pr Didier Raoult, pour la seule période allant de mars à juillet 2020. Désormais barré de page en page sur le site de la revue, ce travail, portant sur six pays (Belgique, Espagne, Italie, Turquie, Etats-Unis et France) et reposant sur le nombre d’hospitalisation ainsi que sur une approximation du risque et du taux de prescription de la molécule, n’a donc officiellement plus lieu d’être.Sauf que, fait rarissime dans le monde scientifique, de nombreux spécialistes contestent cette décision. “Il n’y a, à ma connaissance, aucune raison de procéder à une rétractation”, affirme Bernard Bégaud, l’un des pionniers de la pharmaco-épidémiologie en Europe, la discipline dans laquelle s’inscrivent les travaux déchus.”De tels motifs sont scandaleux”Sentence la plus sévère contre des travaux scientifiques, la rétractation n’est d’ordinaire réservée qu’à la fraude ou à la manipulation de données. Les revues peuvent éventuellement procéder à des retraits dans le cas d’erreurs importantes, mais ces cas de figure sont très rares. “Il faudrait pour cela que les fautes aient conduit à faire un contresens dans la démonstration et dans les conclusions de l’article, ce qui n’est pas le cas ici”, poursuit le spécialiste.Le raisonnement complet de la revue n’a pas été rendu public. Un condensé dans une notice d’explication affirme simplement que les données utilisées, “en particulier celles provenant de Belgique”, se seraient avérées insuffisamment fiables. Faute de relevés précis, les auteurs avaient également utilisé des valeurs moyennes pour estimer les dosages d’hydroxychloroquine administrés, une hypothèse jugée “incorrecte” par l’éditeur.Des critères trop légers selon de nombreux spécialistes. “Les auteurs ont fourni une approximation avec des données certes imparfaites, mais pertinentes compte tenu du manque d’informations de l’époque”, estime Antoine Pariente, directeur du département de Santé publique de l’université de Bordeaux. “Toute estimation se base sur des hypothèses et un certain degré d’incertitude. De tels motifs sont scandaleux”, abonde Francesco Salvo, responsable du centre de pharmacovigilance du centre hospitalier universitaire de Bordeaux.Mails d’intimidation et d’insultesDe fait, pour ces experts, les approximations pointées par la revue ne semblent pas remettre en question les conclusions générales. “Si l’on refait les calculs en prenant en compte les remarques, le résultat reste du même ordre de grandeur, entre 6 000 et 20 000 morts, comme l’avaient précisé les auteurs”, poursuit Bernard Bégaud. D’autre part, les faiblesses reprochées n’avaient pas été cachées : elles avaient été indiquées en toutes lettres dans l’article et ont été prises en compte dans les estimations.Au regard de ces éléments, de nombreux doutes ont été émis quant aux motifs réels de la rétractation. Devenue le symbole de la dangerosité des affirmations de Didier Raoult, l’étude a été la cible d’une grande pression de la part des activistes de l’hydroxychloroquine. Persuadés que la molécule reste le “remède miracle” qui leur a été promis, ces militants, encore très actifs en France, ont inondé les réseaux sociaux d’injonctions à rétracter ce travail, et ce dès sa parution. Ce sont d’ailleurs ces mêmes réseaux qui ont annoncé la rétractation en France. Didier Raoult l’a fait dès le 18 août, soit une semaine avant que la décision ne devienne officielle, dans un live du conférencier Idriss Aberkane.En plus d’adresser des dizaines de mails d’intimidation et d’insultes à l’auteur principal de l’étude, le Pr Jean-Christophe Lega, les plus virulents soutiens de l’ancien directeur de l’Institut hospitalo-universitaire de Marseille, emmenés par le mathématicien Vincent Pavan, sont allés, cet hiver, jusqu’à s’introduire au sein de l’université Lyon I, où travaille le Pr Lega. Signe de l’importance qu’a pris l’affaire, loin d’être cantonnée à de la simple grogne en ligne, l’université a signalé les faits au procureur de la République et placé le chercheur sous protection fonctionnelle, une assistance juridique prévue pour les fonctionnaires en cas d’agression ou d’attaques judiciaires.Les réseaux pro-Raoult et Xavier AzalbertEgalement ciblée en ligne, la revue n’a jamais fait état publiquement de ces exactions. Du moins, pas en ces termes. Dans sa note, Biomedicine & Pharmacotherapy dit avoir appris l’existence d’un “débat” parmi ses lecteurs au sujet de l’étude. Et ce, par l’intermédiaire des lettres qu’elle indique avoir reçues en très grand nombre. La revue avait d’ailleurs d’abord opté pour une simple publication de ces documents accompagnée d’une réponse des scientifiques. Puis elle a, d’un coup, changé d’avis, au regard de “l’ampleur et de l’importance” des réclamations.Les “Lettres à l’éditeur”, de leur nom formel, sont les supports principaux, les plus officiels, de la controverse scientifique. Tout comme les articles de recherche, les chercheurs doivent les soumettre à la relecture de leurs pairs afin de vérifier la validité du raisonnement qui s’y tient. D’après Jean-Christophe Lega, Biomedicine & Pharmacotherapy en a retenu neuf. “La plupart étaient d’un ton extrêmement accusatoire et d’un niveau si faible qu’elles me semblaient impubliables”, affirme le chercheur, durement affecté.L’Express a pu consulter deux de ces lettres. La première a été signée par Jean-Michel Dogné, un spécialiste d’une discipline proche de celle de Jean-Christophe Lega. La deuxième, quant à elle, n’a de scientifique que l’apparence : elle a été publiée dans une revue prédatrice et son premier auteur est Xavier Azalbert, directeur du site complotiste France Soir, fer de lance de la désinformation hexagonale, démis de son titre d’organe de presse et en attente d’un recours au tribunal administratif. L’homme, un des pourfendeurs les plus engagés de l’étude, n’est pourtant ni chercheur, ni scientifique.
Des détails troublantsBiomedicine & Pharmacotherapy, revue généraliste dont ni la direction ni le comité de relecture ne contiennent de Français, a-t-elle pu se laisser influencer par ces fausses réclamations et une méconnaissance de la tension qui subsiste dans le pays autour de l’hydroxychloroquine ? Contacté, l’éditeur refuse d’en dire plus. “Nous soutenons la rétractation et le principe de relecture par les pairs”, commente un porte-parole de la maison mère du titre, Elsevier. Une chose est sûre : ces courriers intempestifs ne sont pas les seules pressions subies. En plus de produire des faux argumentaires, Xavier Azalbert a également envoyé une mise en demeure juridique à Biomedicine & Pharmacotherapy, et l’a ensuite publiée en ligne.Contacté par L’Express, Xavier Azalbert se réjouit du retrait de l’étude, et réfute tout harcèlement ou toute pression à l’encontre de la revue, estimant que ses démarches n’entachent en rien la “souveraineté” de la publication. Les détails de la procédure donnent une autre impression : selon Christophe Lega, la revue n’a jamais demandé à consulter ses données, pourtant la première chose à faire en cas de doutes sur la validité d’une étude. Sollicités au cours de notre enquête, le responsable d’unité du chercheur et le responsable en cas de problème éthique de l’université confirment.Autre détail troublant, la revue avait saisi le département Intégrité du groupe auquel elle appartient, Elsevier. Mais selon nos informations, elle a brusquement accéléré la procédure sans attendre sa réponse. “Un tel empressement, sans audit, ni enquête indépendante, me fait penser que la revue a pris peur et a décidé de rétracter pour s’éviter d’interminables et coûteuses poursuites judiciaires”, estime Hervé Maisonneuve, ancien président de l’European Association of Science Editors, association qui regroupe les rédacteurs des principaux journaux européens.Négation de la science et procès en hérésieL’affaire suscite un vif émoi dans le monde de la recherche. “Peu de gens ont conscience de ce qu’il se passe. Harceler des universitaires au motif qu’on n’est pas d’accord avec leur travail, qu’ils ne défendent pas nos croyances, c’est une forme de contrainte par la terreur, de négation de la science. Je crains qu’on nous fasse, demain, des procès en hérésie”, s’inquiète le Pr Mathieu Molimard, membre du conseil d’administration de la Société française de pharmacologie et de thérapeutique.”Cette rétractation, c’est une décision politique, abonde le pharmaco-épidémiologiste Bernard Bégaud. Ce qui me fait peur, c’est qu’on puisse remplacer la controverse scientifique par la pression populaire. Si ces cas de figure ne sont pas pris très au sérieux par les autorités sanitaires et les institutions scientifiques, tout papier qui gêne pourrait être tué avec un réseau social hypermobilisé et le recours aux avocats.”Les cas de rétractation sous la vindicte sont rares. Mais plusieurs scandales semblables ont récemment éclaté. En septembre 2021, le très influent groupe Springer Nature, un des plus réputés, procédait à la rétractation d’une étude analysant le nombre de revues prédatrices, sous la pression de l’une de celles citées, Frontiers. Face aux remous suscités, plusieurs membres du comité éditorial de la revue avaient alors fait savoir qu’ils songeaient à démissionner. Eux-mêmes considéraient la décision de l’éditeur comme un choix “politique”, motivé par des intérêts “économiques”.De récents scandales similairesEn juillet 2024, la revue Proceedings of the National Academy of Sciences (PNAS), elle aussi très prestigieuse, s’apprêtait à publier une lettre critique adressée à l’encontre des travaux de Chad Mirkin, un chimiste américain primé. Mais, alerté par la procédure et furieux, celui-ci s’est alors retourné contre l’éditeur, le menaçant de poursuites. Acculée, PNAS a décidé de ne pas faire paraître le document et s’est contentée de demander à Chad Mirkin d’émettre une correction.Ces affaires illustrent la difficulté grandissante à produire de la science, alors que le débat public, aux Etats-Unis comme en France, est morcelé, de plus en plus intolérant à la contradiction. “La science est humaine. Parfois, la pression, juridique, médiatique, les enjeux réputationnels peuvent l’emporter, d’autant que les revues ne sont pas équipées pour lutter contre les campagnes de harcèlement. Celles-ci sont capables de produire très rapidement de très grands volumes de fausses réclamations “, résume Frédérique Bordignon, chercheuse spécialisée dans l’analyse des pratiques de publication.Dans un autre genre, une plainte déposée par l’association BonSens, dont le responsable de la publication n’est d’autre que Xavier Azalbert, avait réussi à déclencher en décembre 2021 une perquisition chez l’épidémiologiste Dominique Costagliola, cible elle aussi des réseaux pro-Raoult. Révélée par L’Express, l’affaire a depuis été classée par le Parquet national financier, faute d’éléments crédibles contre la chercheuse.



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Author : Antoine Beau

Publish date : 2024-09-02 05:00:00

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