“La technologie n’est pas neutre. Nous faisons partie de ce que nous créons, et cela fait partie de nous. Nous vivons dans un monde de connexions et il est important de savoir lesquelles sont établies et lesquelles sont rompues”, écrivait, déjà en 1984, Donna Haraway, grande philosophe américaine. Cette citation demeure tout aussi pertinente aujourd’hui, en particulier concernant les applications de rencontres. Bien qu’on soit souvent tenté d’opposer le monde réel au monde numérique, ce dernier est désormais une prolongation de notre vie, où peut se jouer la quête d’un partenaire. C’est d’ailleurs une pratique très répandue puisqu’une enquête IFOP de 2021 sur un échantillon de 3 004 personnes montrait que 30 % des Français avaient déjà utilisé des sites ou des applications de rencontres en France. L’ampleur de ce phénomène intrigue les chercheurs qui tentent de comprendrerenconUne étude publiée en 2023 a révélé que certaines modalités d’utilisation de l’application Tinder étaient positivement corrélées à un niveau élevé de satisfaction. Par exemple, avoir de nombreux contacts en ligne ou obtenir de nombreux “matches” [NDLR : attraction réciproque suivie d’une mise en relation via l’application] augmentaient la satisfaction des utilisateurs. De plus, certaines motivations, comme le divertissement, l’établissement de liens sociaux ou la recherche d’un partenaire romantique ou sexuel, étaient également associées à une plus grande satisfaction d’utilisation.En revanche, utiliser Tinder comme une stratégie de compensation pour des problèmes de santé mentale était associé moins favorablement à la satisfaction. Ainsi, l’usage ayant pour but de gérer des émotions négatives, compenser des difficultés de socialisation, réguler un stress psychologique lié à des problèmes d’attachement, une misère sexuelle ou des difficultés relationnelles est lié à une moindre satisfaction. Cela suggère que les utilisateurs qui se tournent vers Tinder dans le but de résoudre des problèmes de santé mentale risquent d’être déçus en découvrant que l’application ne répond pas à leurs besoins et attentes.65,3 % des utilisateurs de Tinder sont déjà mariés ou en coupleUn autre aspect intéressant de cette étude est que plus les utilisateurs ont des “matches”, moins ils sont satisfaits de leurs rendez-vous dans la vie réelle. Les auteurs proposent plusieurs explications possibles. D’abord, un grand nombre de “matches” pourrait entraîner une sensation de submersion chez les utilisateurs rendant difficile la sélection pertinente des partenaires. Ensuite, un grand nombre de matches pourrait aussi être frustrant s’ils ne se concrétisent que rarement en rendez-vous. Enfin, la recherche constante d’un meilleur “match” pourrait entraîner une insatisfaction chronique chez les utilisateurs.Deux résultats marquants ressortent également de ces travaux. Tout d’abord, 65,3 % des utilisateurs de Tinder sont déjà mariés ou en couple, ce qui suggère que tous les utilisateurs ne cherchent pas un partenaire sur cette plateforme. Certes, certains envisagent sans doute de tromper leur partenaire, mais d’autres semblent également être présents pour initier des interactions sociales en ligne. Cette dernière idée est corroborée par un autre chiffre : 49,7 % des utilisateurs déclarent vouloir simplement discuter en ligne pour vaincre l’ennui, trouver une forme d’excitation en dehors de leur couple ou gérer des problèmes de santé mentale. Il y a donc un risque élevé de désillusion pour ceux qui cherchent sincèrement un partenaire, puisque tout le monde ne suit pas les mêmes règles. Les véritables motivations de nombreux utilisateurs ne sont pas toujours de trouver une relation sexuelle ou amoureuse.Un profil type ?A la lumière de l’étude précédente, on comprend qu’il est difficile de définir un profil type de l’utilisateur des applications de rencontres tant les usages, les besoins et les attentes des individus sont variés. Néanmoins, la littérature scientifique s’est intéressée à deux types d’utilisateurs. Une méta analyse publiée en 2021 s’est penchée sur le profil de ceux ayant un usage intensif des applis. Elle révèle certains traits de leur personnalité, tels qu’une grande sociabilité, un style d’attachement anxieux, une faible capacité à s’autoréguler, un fort besoin de sensations fortes et une grande permissivité sexuelle.D’autres travaux s’intéressent plus spécifiquement à ceux qui utilisent des applications de rencontres dans une perspective de compensation de l’anxiété, de la dépression, de troubles de l’attachement ou encore de la peur pathologique du rejet. Selon la chercheuse Catalina Tomas, ces applications de rencontres attireraient plus favorablement ces personnes vulnérables car elles permettent d’avoir une meilleure maîtrise de sa présentation, un meilleur contrôle sur les conversations avec les partenaires, un choix de partenaires plus important et des expériences de rejet moins difficiles.Les dangers associés à la dépendance et à la culture de l’”objectification”Selon la méta analyse mentionnée précédemment, un des risques liés à l’utilisation des applications de rencontres est un usage excessif qui amène à une détresse psychologique et qui interfère de manière notable avec la vie quotidienne. Si les travaux sur cette question sont peu nombreux, les auteurs remarquent que deux facteurs contribuent généralement à l’apparition de ce type de comportement : une faible estime de soi et la recherche de relations sexuelles. Ce dernier facteur fait écho avec un autre risque de ces applications : un plus grand nombre de comportements sexuels à risque, tels que le non-usage de protections contre les infections sexuellement transmissibles.Toujours selon cette méta analyse, les études mettent en lumière d’autres risques associés aux applications de rencontres, tels que les violences physiques et psychologiques, y compris le harcèlement et les agressions lors de rencontres en personne. Un dernier risque majeur est identifié dans les études : le fait de subir une “objectification” sexuelle, c’est-à-dire d’être perçu comme un objet sexuel ou une marchandise sur le “marché de la rencontre” plutôt que comme une personne, réduit l’envie d’utiliser ces applications. Cette “objectification” pourrait également mener à une “auto-objectification”, c’est-à-dire se voir soi-même comme un objet ou une marchandise, ce qui aurait des effets négatifs sur la santé mentale, notamment en augmentant les symptômes de dépression et les troubles alimentaires.Recommandations pour survivre dans la jungle des applisLes utilisateurs des applications de rencontres ont donc des usages variés, des motivations diverses et sont exposés à différents risques. Tout cela peut mener à ce que la journaliste et autrice Judith Duportail décrit comme une “dating fatigue” dans son dernier ouvrage, c’est-à-dire un épuisement émotionnel lié à l’usage des applications de rencontres. Alors, que faut-il savoir pour naviguer dans ces environnements parfois hostiles ?Premièrement, si vous cherchez l’amour, sachez que de nombreuses personnes sur ces applications ne partagent pas ce même objectif. Beaucoup les utilisent pour créer des liens sociaux, tromper l’ennui, compenser des problèmes de santé mentale, ou ressentir une excitation en défiant les interdits de leur relation actuelle. Deuxièmement, si les applications de rencontres prennent une place centrale dans votre vie au point de vous faire ressentir une perte de contrôle, il pourrait être bénéfique de faire une pause et, si nécessaire, de consulter un professionnel de la santé mentale.Enfin, soyez vigilant face à l’”objectification” des partenaires dans ces applications. Si vous sentez qu’un partenaire potentiel vous considère comme un objet sexuel ou une marchandise, il est préférable de fuir cette situation. Une personne qui vous perçoit de manière utilitaire ne pourra pas vous offrir une relation saine et respectueuse. Des études scientifiques ont également montré que l’”objectification” est souvent un prélude à des violences psychologiques et physiques. Sur ces plateformes, il est essentiel d’être conscient que tout le monde ne joue pas selon les mêmes règles et de savoir mettre des limites pour se protéger.* Séverine Erhel est maître de conférences en psychologie cognitive à l’université Rennes II.
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Publish date : 2024-08-10 09:45:00
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