Une génération les sépare. Lui, né en pleine Seconde Guerre mondiale, a passé la moitié de sa vie dans une Amérique en pleine Guerre froide. Sa cadette, née à l’aube de la vague hippie, n’avait que 25 ans au soir de la chute du mur de Berlin. Joe Biden et Kamala Harris, deux visions du monde. Dans l’ombre du président démocrate, chevronné en matière de politique étrangère, sa numéro 2 a suivi une formation accélérée sur la scène internationale, bousculée par la guerre en Ukraine. Hasard de l’Histoire, Kamala Harris est la dernière officielle de haut rang à avoir rencontré Volodymyr Zelensky en tête-à-tête avant l’invasion russe, en marge de la Conférence de Munich sur la paix, le 19 février 2022. Cinq jours plus tard, des centaines de chars traversaient la frontière russo-ukrainienne.La vice-présidente, sur le point d’être investie candidate à la Maison-Blanche, a rencontré six fois Volodymyr Zelensky et représente depuis trois ans les Etats-Unis à la Conférence de Munich sur la paix. Elle y a récemment réitéré l’engagement “à toute épreuve” de Washington en faveur de l’article 5 de l’Otan relatif à l’autodéfense mutuelle des alliés de l’organisation. Le 15 juin dernier, elle siège au Sommet pour la paix en Ukraine à Obburgen, en Suisse, et réaffirme le soutien “indéfectible” des Etats-Unis au peuple ukrainien qui “se défend contre l’agression brutale de la Russie”.Tout indique qu’elle restera, à l’image de son mentor, une atlantiste convaincue. Mais son élection signerait aussi la fin d’une ère. “Joe Biden vit et respire la politique étrangère américaine depuis des décennies. Kamala Harris depuis seulement 3 ans. Elle ne porte donc pas le même héritage et n’a pas le même sens du rôle de l’Amérique dans le monde que quelqu’un de l’âge de Biden”, observe Charles Kupchan, professeur à l’Université Georgetown et ancien conseiller de Barack Obama.”Biden est issu d’une génération pour laquelle l’affrontement nucléaire entre les États-Unis et l’Union soviétique était la dualité qui façonnait la politique mondiale, abonde Constanze Stelzenmueller, chercheuse à la Brookings Institution, un think tank américain basé à Washington. Pour la génération d’après, l’idée clef est que l’Amérique n’est plus la puissance dominante, dans un monde marqué par la concurrence stratégique et l’interdépendance économique. Ce logiciel prend en compte l’importance des alliances avec l’Europe et l’Asie, mais attend aussi davantage de ces partenaires.”Une nouvelle èreLes grandes priorités des années Biden devraient pourtant demeurer. “Ses collaborateurs viennent de l’aile internationaliste centriste du Parti démocrate, précise Charles Kupchan. C’est pourquoi je m’attends à une certaine continuité.” Son conseiller en sécurité nationale, Philip Gordon, francophone, a écrit en 1993 sa thèse sur l’héritage gaulliste de la France en matière de politique extérieure. Spécialiste des affaires européennes et du Moyen-Orient, il est décrit par ses pairs comme un conseiller expérimenté, atlantiste et partisan d’un certain pragmatisme.Outre le soutien à l’Ukraine, qui restera conditionné aux rapports de force au Congrès, la vice-présidente s’inscrit dans la même approche que Joe Biden sur la Chine, entre confrontation et coopération sur certains dossiers – comme la lutte contre le changement climatique. Kamala Harris a remplacé Joe Biden lors du sommet de l’Asean en 2023 à Jakarta, son troisième déplacement en Asie du Sud-Est depuis son investiture, où elle a visité plus de pays que partout ailleurs sur le globe. “Au sein de notre administration, Kamala Harris s’est fait l’avocate d’un renforcement de notre engagement en Asie du Sud-Est – et elle a parcouru des kilomètres en avion pour le prouver – reconnaissant que notre travail dans cette région est essentiel pour notre propre sécurité et notre croissance économique”, confiait alors à l’agence AP le conseiller à la sécurité nationale du président Joe Biden, Jake Sullivan.En 2021, lors de son premier déplacement dans la région, la vice-présidente dénonçait l’attitude de “harcèlement” de la Chine à l’égard de ses voisins. Depuis son investiture, Harris n’a formellement rencontré le président chinois Xi Jinping qu’une fois, lors du sommet de l’Apec (forum économique intergouvernemental pour l’Asie-Pacifique), en novembre 2022.”Californian touch””Harris s’inscrira certainement dans le ‘pivot vers l’Asie’ initié dans les années 2010 par Barack Obama, confirme Jacob Heilbrunn. Elle n’abandonnera pas l’Europe, mais elle aura à cœur de renforcer encore les relations de Washington avec ses alliés asiatiques.” Son attachement à la Californie, sa région d’origine, n’y est peut-être pas pour rien. “Kamala Harris est née à Oakland et a baigné toute sa jeunesse dans la politique californienne, rappelle Ian Lesser, vice-président du German Marshall Fund of the United States. Or, la Californie a son propre prisme sur la politique étrangère américaine. N’oubliez pas que cet Etat américain est à lui seul la 5e économie mondiale ! Par sa position géographique, il est davantage tourné vers la région Asie-Pacifique, sur les relations avec le Mexique.”Si elle accède au Bureau ovale, Kamala Harris aura toutefois un dossier épineux à gérer sur son front est : la guerre israélo-palestinienne. “Son conseiller, Philip Gordon, est connu pour ses positions critiques à l’égard d’Israël. Le climat sera donc différent au Moyen-Orient”, présage Jacob Heilbrunn, rédacteur en chef de The National Interest, une revue bimestrielle de politique étrangère. En 2014, alors assistant de Barack Obama en charge du Moyen-Orient, il prononce un discours cinglant à Tel Aviv. “Comment Israël aura-t-il la paix s’il ne veut pas délimiter une frontière, mettre un terme à l’occupation et permettre une souveraineté, une sécurité et une dignité palestinienne ?”, déclare-t-il à la Conférence israélienne pour la Paix organisé par le journal israélien Haaretz. Deux ans plus tard, il rédige une note pour le Council on Foreign relations : “Il est illusoire d’imaginer qu’Israël puisse continuer à prospérer, étendre ses liens régionaux, éviter de nouvelles violences et rester une démocratie juive stable et tolérante si les tendances actuelles en Cisjordanie et à Gaza se poursuivent, mettant fin à toute perspective de solution à deux États.” Des prises de position qui font écho aux critiques exprimées aujourd’hui par Kamala Harris à l’égard de l’Etat hébreu, en guerre contre le Hamas dans la bande de Gaza.Israël : le tournant ?En mars dernier, Kamala Harris déclare qu’Israël n’en fait pas assez pour éviter une “catastrophe humanitaire”. Ce 24 juillet, la vice-présidente brille par son absence au Capitole, alors que le Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou s’adresse au Congrès américain. La vice-présidente a préféré maintenir son voyage prévu dans l’Indiana pour assister à un événement organisé par une sororité historiquement afro-américaine, Zeta Phi Beta. Lors d’une rencontre le lendemain avec Netanyahou, elle ne mâche pas ses mots. “Ce qui s’est passé à Gaza au cours des neuf derniers mois est dévastateur”, déclare-t-elle après avoir rappelé “l’engagement indéfectible” des Etats-Unis en faveur d’Israël et son “droit à se défendre”. “Nous ne pouvons pas détourner le regard face à ces tragédies, nous ne pouvons pas nous permettre de rester insensibles. Et je ne resterai pas silencieuse.””Si Kamala Harris montre plus de sympathie pour la cause palestinienne que bien d’autres au parti démocrate – à commencer par Joe Biden -, je ne m’attends pas à un changement radical de politique. Les Etats-Unis ont toujours été l’allié indéfectible d’Israël et cela ne va pas changer”, tempère Jeff Hawkins, ancien ambassadeur des Etats-Unis et chercheur associé à l’Iris, qui souligne également l’enjeu électoral pour les démocrates : “Il y a une forte concentration d’arabo-américains dans l’Etat du Michigan. Or il s’agit d’un swing state [état-clé] qu’elle doit gagner.”A l’étranger aussi, sa gestion du dossier israélo-palestinien sera scrutée de près, notamment dans les Etats dits du “Sud global”, où son profil pourrait lui faire gagner des points. “L’élection de Kamala Harris, née de parents d’origine indienne et jamaïcaine, serait spectaculaire et très remarquée dans cette partie du globe, estime Ian Lesser. Les gens prendront note : oui, les États-Unis sont (encore) capables de refléter leur diversité au plus haut niveau.” En attendant, Kamala Harris a une carte à jouer auprès des électeurs américains, face à un Donald Trump qui a subitement pris un “coup de vieux” après le renoncement de son rival, Joe Biden. “Une femme de 20 ans de moins que le candidat républicain, noire, caribéenne et sud-asiatique, fille d’immigrés, procureure, sûre d’elle et dotée d’un sens de l’humour : voilà la plus grande provocation possible pour Donald Trump !” conclut Constanze Stelzenmueller. Kamala Harris le sait. Et elle savoure son moment.
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Author : Charlotte Lalanne, Paul Véronique
Publish date : 2024-07-27 06:00:00
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